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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/33

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rain, je ne l’ignore pas, et j’en conviens volontiers, est un décor complétement passé de mode. Que voulez-vous, au désert, on est encore plus arriéré qu’en province ! Je ne puis vous offrir que ce que j’ai. Mes ressources sont limitées. Donnez-vous donc, je vous prie, la peine de me suivre.

M. de Hallay hésita.

— Où me conduisez-vous ? demanda-t-il.

— Quelle belle phrase de mélodrame !… Vous entrez admirablement dans votre rôle. Je regrette vivement de n’avoir qu’une banalité à vous répondre ! Je vous conduis chez moi !…

— Chez vous ?…

— Mais oui, chez moi !… Je me permets le luxe d’un pied à terre au désert. Oh ! ne craignez rien… Ici vous serez, du moins momentanément, en sûreté… non pas que mon vieil ami Lennox ignore l’existence de cette retraite ; mais il ne supposera jamais que j’ai été assez insensé pour y offrir un refuge…

Pourquoi donc ?

— Parce que ce souterrain, cher monsieur de Hallay, renferme justement ces mêmes trésors dont la conquête rêvée par vous vous a fait quitter d’abord San-Francisco, puis jeté ensuite dans de si embarrassantes aventures. Vous voyez que les renseignements que vous a fournis l’héritage d’Evans n’étaient que d’une très-médiocre exactitude. La pensée des fatigantes et probablement très-inutiles recherches que vous auriez eu à faire si vous étiez parvenu jusqu’ici avec vos aimables associés, doit vous consoler grandement de la défaite que vous avez éprouvée hier sur les bords du Jaquesila ! Qu’un gentilhomme comme vous aime et recherche les combats… rien de mieux… mais de paladin devenir terrassier, vous avouerez que c’est là une vilaine métamorphose ! Eh bien ! je vous attends ! Qui vous retient ?

— Señor, s’écria M. de Hallay en regardant fixement le Batteur d’Estrade, je reconnais maintenant que j’ai eu tort de me fier à vous !… Que vous m’ayez conduit et fait tomber dans un guet-apens, cela est présent pour moi, incontestable !… Reste à savoir si votre trahison vous sera profitable. Permettez-moi d’en douter, car je vous entraînerai dans ma chute !

— Bravo ! admirablement déclamé, s’écria Joaquin Dick d’une voix qui devenait de plus en plus railleuse. Je n’aurais jamais osé espérer, cher monsieur, que ma scène du souterrain aurait tant de succès ; je ne sais comment vous remercier de votre gracieuse indulgence.

— Trêve de sots propos, señor ! s’écria le jeune homme d’un ton menaçant. Cette mauvaise comédie n’a déjà que trop duré… il est plus que temps d’y mettre un terme ! Abordez franchement la question : qu’attendez-vous, qu’espérez vous de moi ?…

— J’attends de vous, cher monsieur, une belle ingratitude ; et j’espère que si je parviens à vous sauver, je ne vous reverrai plus de ma vie. Voilà tout.

Le jeune homme ne répondit pas ; il réfléchissait. Joaquin reprit bientôt la parole, mais cette fois sur un ton tout différent.

— Vous avez raison, monsieur, dit-il gravement, cette mauvaise comédie n’a déjà que trop duré, il est temps d’y mettre un terme ! Ma position vis-à-vis de vous est fort simple et fort nette. Je vous hais de toute la force de mon âme, non pas parce que vous êtes un misérable qui avez voulu me voler mon or… mais parce que vous avez troublé, peut-être même brisé l’existence d’une adorable et chaste enfant… d’Antonia !… Néanmoins, je suis décidé à ne reculer devant aucun sacrifice, pas même devant celui de ma vie pour vous arracher à la vengeance de Lennox… et cela seulement, uniquement, ne l’oubliez pas, parce que je l’ai promis à l’ange que vous avez si indignement outragé ! C’est à la haine sans égale que je ressens pour vous que vous devez attribuer mes plaisanteries de tout à l’heure, car j’ai dû, dans la crainte de ne pouvoir en retenir l’explosion, donner une autre direction âmes pensées. En un mot, mes nerfs étaient trop tendus, et c’est pour éviter de vous déchirer comme fait le tigre de sa proie, que j’ai caché mes griffes !… J’espère, monsieur, que si cette explication ne vous plaît pas, du moins elle vous rassurera et que vous n’aurez pas la sottise de vous en fâcher ! Ici, nous sommes seuls, loin de toute oreille indiscrète, loin de tout regard curieux ! Votre amour-propre est sauvegardé par la solitude. Je ne vous crois donc ni assez fou ni assez niais pour vouloir vous priver gratuitement d’un dévouement d’autant plus efficace et absolu que l’homme qui se dévoue s’appelle Joaquin Dick, et que son dévouement s’adresse non pas à vous, mais à Antonia ! Maintenant, monsieur, toute allusion à ce qui vient de se passer entre nous serait superflue et ne servirait qu’à rendre impossible mon rôle déjà si difficile. Gardons dans nos cœurs le souvenir du passé, et ne le laissons plus monter jusqu’à nos lèvres.

Un assez long silence suivit cette réponse du Batteur d’Estrade. La contenance de M. de Hallay peignait les sentiments les plus opposés et les plus divers : il était incontestable que sans la nuit d’angoisses qu’il avait passée, sans la faim qui déjà commençait à le prendre à la gorge et à lui retirer sa vigueur d’esprit et de corps, — il y avait près de quarante-huit heures qu’il était à jeun, — il n’aurait pas accepté cette insulte, quoiqu’elle n’eût pas eu de témoins et qu’elle dût rester sans écho.

— Indiquez-moi le chemin, señor, dit-il, je suis prêt à vous suivre.

Joaquin Dick passa le premier, puis, ayant allumé une torche résineuse qui se trouvait à l’entrée en dedans du souterrain, il la donna à tenir à M. de Hallay, et ferma l’issue par laquelle ils venaient de pénétrer tous les deux dans le trésor secret des anciens rois aztèques.


XXXIII

LE VOLADERO.


Il fallut à M. de Hallay, malgré la torche dont il était muni, quelques minutes pour s’habituer aux ténèbres qui emplissaient le souterrain. Sa curiosité et son intérêt étaient tellement surexcités, qu’il ne songeait plus ni aux acerbes paroles du Batteur d’Estrade, ni aux dangers de sa propre position. Les prunelles dilatées outre mesure, les nerfs du visage contractés par une émotion puissante, il subissait dans toute son intensité la terrible fièvre de l’or ! Joaquin Dick, placé à deux pas en arrière, le regardait avec une mélancolie mêlée de pitié.

— Eh bien ! monsieur, lui dit-il, pourquoi n’avancez-vous pas ? Dois-je vous rappeler sans cesse que nos moments sont précieux, et ne croirez-vous au péril que lorsqu’il ne sera plus temps de l’éviter ? Donnez-moi votre torche, je vais vous guider.

Le jeune homme ne bougea pas. Il semblait ne pas avoir entendu.

— Señor, s’écria-t-il tout à coup, je voudrais bien voir vos trésors.

Joaquin Dick retrouva un instant son sourire moqueur et méprisant d’autrefois, mais redevenant presque aussitôt triste et grave :

— Toujours mon même orgueil ! murmura-t-il. Impitoyable pour les vices que je n’ai pas, complaisant et plein d’admiration pour mes fautes !