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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/34

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Se retournant vers M. de Hallay et élevant la voix :

— Soit, monsieur, répondit-il, venez voir combien l’or, dépouillé du prestige que la convention lui donne, est peu de chose par lui-même.

Joaquin Dick se dirigea vers l’un des endroits les plus obscurs et les plus reculés de la grotte ; puis, prenant des mains de M. de Hallay la torche qu’il portait et en frappant l’espèce de lumignon résineux contre une pierre qui faisait saillie, il remplit l’espace de myriades de rouges étincelles.

— Voilà ! dit-il froidement.

Une dizaine de coffres d’un bois tellement noirci par le temps qu’il n’était plus possible de reconnaître son essence, étaient rangés, ou, pour être plus exact, alignés contre les parois du souterrain. Dans ces coffres, dont chacun était haut d’environ quatre pieds et large de trois, on apercevait une couche médiocrement épaisse d’une poussière d’un jaune pâle, terreux, sans reflets, et qui ressemblait assez à la gomme-gutte grossièrement concassée.

— Quoi ! c’est là votre fameux trésor ? s’écria M. de Hallay avec un désappointement visible.

— Oui, monsieur, ce trésor qui, hier encore, a été cause que plus de deux cents cadavres ont jonché le désert !… Le trouvez-vous donc indigne de votre curiosité ?

M. de Hallay tarda un peu à répondre : le premier moment de la désillusion passé, il s’était mis à considérer l’or avec une vive attention.

— Toute cette poussière et ces pépites réunies ne doivent pas s’élever à une bien grande somme ! dit-il, comme en se parlant à lui-même.

— Vous vous trompez !

— À combien estimez-vous donc, señor, la valeur de ce trésor ?

— Je vous avouerai très-franchement qu’il me serait impossible de vous donner un chiffre exact, car il y a bien des années que je n’ai eu la fantaisie de remuer cette poussière. Toutefois, une appréciation approximative est très-facile. Chaque coffre contient six à sept cents livres d’or, ce qui correspond à huit cent mille francs ou à un million. Ajoutez maintenant un zéro, puisqu’il y a dix coffres, et vous arriverez à un total de huit à dix millions, ce qui, pour un homme rangé et modeste, constitue réellement une fort honnête aisance.

M. de Hallay garda le silence : son attention tournait à une contemplation extatique ; à plusieurs reprises il parut, comme s’il était attiré par une force invisible, vouloir toucher cet or ; mais chaque fois il résista à cette vertigineuse tentation.

— Prenez donc une poignée de ces pépites pour les examiner plus à votre aise, lui dit Joaquin Dick, à qui cette significative et involontaire pantomime n’avait pas échappé.

M. de Hallay, après une indécision de courte durée, obéit à l’invitation du Batteur d’Estrade ; il promena d’abord sa main légèrement et avec distraction sur la surface inégale et grenue de la poussière métallique. Peu à peu ses doigts, comme s’ils voulaient tirer des accords d’un clavier, s’agitèrent et firent bruire l’or ; alors, subitement emporté par une irrésistible attraction, il plongea son bras jusqu’au coude au fond du coffre, et se mit à remuer l’or avec une machinale frénésie.

Bientôt il devint d’une pâleur de mort et son corps prit une rigidité de marbre ; ses yeux, d’une mobilité inquiète et irrégulière, prouvaient seuls que la vie, loin de l’abandonner, au contraire, avait acquis en lui une activité extraordinaire ; les pulsations de son pouls et les battements de son cœur se succédaient avec une rapidité inouïe : il était sur le seuil de la folie.

Tout à coup un tremblement nerveux, trop bien motivé par cette surexcitation terrible, agita ses bras puissants et souleva sa large poitrine ; alors il se tourna lentement vers Joaquin, qu’il regarda comme s’il ne s’expliquait pas sa présence en ce lieu.

La respiration du jeune homme était si oppressée qu’elle produisait une espèce de sifflement alternativement rauque et strident.

Le Batteur d’Estrade, qui n’avait pas cessé de suivre d’un œil attentif et observateur les diverses phases par lesquelles M. de Hallay achevait de passer, jugea sans doute qu’il était temps de mettre un terme à cette expérience, car le saisissant par l’épaule il le secoua avec rudesse. À ce contact brutal, le jeune homme frissonna, et une vive rougeur brûla ses joues.


— À quoi cela vous mènerait-il de m’assassiner ? lui demanda froidement Joaquin Dick. Non-seulement vous seriez incapable d’emporter la dixième partie de cet or, mais vous ne sauriez pas même sortir du souterrain.

La voix du Batteur d’Estrade produisit sur M. de Hallay l’effet de la douche glacée qui tombe sur le crâne de l’insensé et éteint le feu de son cerveau. Il parut se réveiller en sursaut et sortir d’un rêve.

— Vous assassiner ! señor, répéta-t-il sans trop se rendre compte des paroles qu’il prononçait, et comme s’il voulait gagner du temps pour reprendre son état normal.

— Parbleu, oui, m’assassiner ! Vous portiez déjà la main à votre poignard. Oh ! je ne songe nullement à vous faire, non pas un crime, mais même un reproche de cette intention. Je sais parfaitement bien que vous n’aviez pas la conscience de vos actions.

— Partons… éloignons-nous, señor, interrompit vivement M. de Hallay.

— Volontiers !

Joaquin Dick raviva la torche et se remit en route ; il n’avait pas fait vingt pas qu’il s’arrêta, et poussant une exclamation de surprise et de satisfaction :

— Monsieur de Hallay, dit-il en ramassant un petit sac de toile qui gisait à terre, voici un trésor que je ne m’attendais pas à trouver, et qui est mille fois plus précieux à lui seul que ces dix coffres remplis de poussière et dont la vue vous a causé une si singulière tentation.

— Quel trésor ?

Joaquin Dick ouvrit le sac, y glissa sa main et en retira une poignée de farine de maïs humide.

— Elle est un peu avariée, dit-il, mais les estomacs affamés ne sont point exigeants. J’ai dû plusieurs fois la vie à une nourriture bien inférieure à celle-ci.

— Mais sommes-nous donc exposés, señor, à mourir de faim ?

— Dame ! je l’ignore ! Tout ce que je sais, c’est que nous sommes poursuivis, que la saison est très-avancée, et que, de peur d’éveiller des soupçons, je suis parti ce matin sans emporter les moindres provisions de bouche. C’est réellement dommage, n’est-il pas vrai, monsieur, que l’on ne puisse pas manger de l’or ? sans cela nous aurions aisément rempli ici nos besaces. Le fruit que l’on cueille à l’arbre apaise la faim et calme la soif ; mais, hélas ! l’or que l’on ramasse dans le sable n’est utile à rien par lui-même.

Joaquin venait à peine de prononcer ces dernières paroles, lorsqu’il atteignit l’extrémité du souterrain. Une énorme pierre, qui se détacha comme par enchantement dès que le Batteur d’Estrade eut fait jouer le ressort qui la rendait mobile, donna issue aux deux hommes.

Le premier objet qu’ils aperçurent fut Gabilan. L’intelligent animal était exact au rendez-vous que lui avait assigné son maître.