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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/38

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Les dix minutes n’étaient pas encore écoulées, que M. de Hallay distingua confusément dans le lointain une masse noire qui semblait rouler avec la rapidité d’une avalanche. C’était, une troupe de trente Peaux-Rouges montés sur d’admirables chevaux sauvages. Lennox, à pied, courait en avant.

— Le moment d’agir est arrivé, dit Joaquin, vous êtes-vous arrêté à un parti.

— Oui, señor !

— Lequel ?

Le jeune homme indiqua du geste le voladero.

— Ma foi ! c’est tout ce que vous avez de mieux à faire. Vous avez vos pistolets sur vous, n’est-ce pas ?… Alors tout est au mieux… Cela ne nuit jamais, comme le prétend le proverbe, d’avoir deux cordes à son arc… À présent, voulez-vous que je passe le premier ? Je crois que cela vaudrait mieux. Une fois arrivé dans notre refuge, je pourrai vous aider. Ah ! un conseil. Comme l’anfractuosité où nous nous retirons n’est pas perpendiculaire avec le sommet du voladero, il vous faudra imprimer un mouvement de pendule à la reata. Je vous préviens que cette oscillation n’a rien d’agréable et offre un certain danger. Je serais, certes, ravi de vous voir vous casser la tête, mais je serais au désespoir de contribuer, même d’une façon indirecte, à cet accident. Allons, venez !

Ce fut non pas avec hésitation, mais bien avec lenteur, que le jeune homme se conforma à cet appel ; on voyait que, fermement décidé à courir cette chance terrible, il réunissait ses forces pour ne pas faiblir au moment suprême. Joaquin Dick se dirigea alors vers le bûcher qu’il avait dressé autour de l’arbre, et, allumant une mèche soufrée, la plaça au milieu des ronces et des lianes. Presque au même moment, une flamme vive et claire s’éleva dans les airs.

— Que faites-vous ? s’écria M. de Hallay, incertain s’il devait ou non s’opposer à cette action.

— J’imite Fernand Cortez, tout en le perfectionnant ! j’assure notre retraite, et je brûle nos vaisseaux. Dépêchons-nous, avant que la reata ne soit attaquée, nous avons le temps de gagner notre asile.

Le Batteur d’Estrade passa autour de son cou les deux extrémités de son zarape, dans lequel il avait déjà placé la selle de Gabilan ; puis, prenant la reata, il se laissa couler dans l’abîme. Un nouveau succès couronna cette seconde tentative.

M. de Hallay, resté sur la plate-forme, jeta autour de lui un regard inquiet, presque honteux, puis, ne voyant que l’immensité solitaire du désert, il tomba à genoux et adressa à Dieu une courte et fervente prière.

Une voix qui semblait sortir des entrailles de la terre le fit se relever avec une précipitation extrême : c’était le Batteur d’Estrade qui l’appelait,

M. de Hallay saisit à son tour le lien de cuir, et, imitant la manœuvre qu’il avait vu faire à Joaquin, il se jeta à reculons dans le voladero. Le jeune homme avait mal calculé son mouvement : dans la crainte d’être repoussé avec violence contre la paroi du rocher, il n’avait pas pris assez d’élan ; au lieu donc d’atteindre, grâce au balancement de pendule, l’anfractuosité de la montagne, il resta suspendu et flottant perpendiculairement dans l’espace : la base du voladero était à plus de trois cents pieds au-dessous de lui ; il ferma les yeux.

Joaquin Dick le considéra pendant quelques secondes avec une expression tellement complexe et extraordinaire, que l’observateur le plus sagace n’aurait pu parvenir à l’interpréter ! C’était, s’il est permis de parler de la sorte, comme un hiéroglyphe du cœur !

Du reste l’indécision du Batteur d’Estrade ne dépassa pas la durée d’un éclair :

— Courage, dit-il d’une voix mâle et vibrante qui redonna une souple vigueur aux musclés contractés du misérable ; courage ! Tâchez de mettre en branle la reata, et saisissez le canon de ma carabine.

Alors, avec une générosité sublime ou insensée, Joaquin Dick s’avança jusqu’à la dernière ligne de la roche friable qui s’éboulait sous son poids, et, se penchant sur le vide, il tendit sa carabine à M. de Hallay.

La voix de Joaquin avait fait rouvrir les yeux au jeune homme ; la vue du secours qui lui arrivait lui rendit toute sa présence d’esprit, tout son sang-froid ; il fit un effort surhumain et parvint à s’accrocher au canon du rifle. Toutefois, le mouvement du pendule, arrivé à son terme, attira son corps en arrière.

Joaquin Dick s’arc-bouta sur ses jambes et, voûtant son dos, fit un héroïque et suprême effort. Pendant une seconde, la mort tint ces deux hommes. Le Batteur d’Estrade ne lâcha pas sa carabine, et la mort céda. M. de Hallay était sauvé. La première action du jeune homme, lorsqu’il se vit en sûreté, fut de vouloir se jeter au cou de son sauveur ; mais un geste froidement impérieux du Batteur d’Estrade l’arrêta :

— Je vous ai secouru parce que le devoir me l’ordonnait, monsieur de Hallay, lui dit-il, mais je ne vous cacherai pas que ça aurait été une vive satisfaction pour moi si vous vous étiez brisé le crâne !…

Le jeune homme baissa la tête et ne répondit pas ; pour la première fois de sa vie il reconnaissait et s’avouait tacitement la supériorité complète et en tout d’un autre homme sur lui.

— Appuyez-vous donc contre la muraille, reprit Joaquin, le vertige pourrait se saisir de vous si vous restiez où vous êtes. Vous êtes bien pâle, monsieur, reprit peu après le Batteur d’Estrade, avez-vous donc eu peur ?

— Oui, señor, répondit M. de Hallay, avec une simplicité digne, et qui ne manquait pas d’une certaine grandeur.

— S’il m’était permis d’oublier votre conduite à l’égard d’Antonia, je vous tendrais volontiers la main, monsieur, lui dit Joaquin ; car je croîs, et cette opinion est en moi toute récente, que vous n’êtes pas complètement perdu pour le bien. Il y a quelque chose en vous…

Le jeune homme allait répondre ; mais le Batteur d’Estrade lui fit signe de se taire ; puis, approchant sa bouche de son oreille :

— Lennox arrive, lui dit-il à voix basse ! Ah ! très-bien, voici l’arbre qui s’écroule avec la reata !… Le feu aura, en consumant l’herbe, effacé et détruit nos traces ! Je suis assez curieux de savoir comment mon vieil ami démêlera tout ce mystère ! Mais, ne chantons pas encore victoire ! Lennox possède le génie de la vengeance.

Un quart d’heure plus tard, les deux fugitifs entendaient résonner au-dessus de leur tête le bruit dés pas de Lennox et des Indiens.

Les recherches des Peaux-Rouges furent longues et minutieuses, mais elles n’aboutirent à rien : de temps à autre leurs exclamations d’étonnement et de dépit attestaient l’inutilité de leurs démarches.

Enfin, M. de Hallay et Joaquin les entendirent s’éloigner.

Le jeune homme adressa alors au Batteur d’Estrade un joyeux signe d’intelligence ; celui-ci hocha lentement la tête, et approchant de nouveau ses lèvres, de l’oreille de son compagnon :

— Ne vous réjouissez pas encore ; murmura-t-il, Lennox est resté, et, croyez-moi, il ne s’en ira pas de sitôt.