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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/37

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refuser à vous brûler la cervelle ; il vous reste encore une chance de salut.

— Quelle chance ?

— J’avais deviné juste, lors de l’épisode du faisan. Il y a une excavation dans le voladero. Dame ! je n’oserai vous affirmer que cet asile soit précisément un séjour enchanteur ; mais il est fort habitable. Dix pieds de long, sur six de large. C’est un logement convenable. La hauteur du plafond laisse un peu à désirer ; nous serons obligés, pour marcher, de nous tenir courbés ; mais on ne peut pas trouver tous les avantages réunis. L’essentiel, pour nous, et surtout pour vous, c’était de dénicher un refuge inexpugnable. Or je vous assure, et je n’ai pas besoin, j’en suis persuadé, d’insister davantage pour que vous ajoutiez foi à mon assertion ; je vous assure, dis-je, que, connût-on notre retraite, personne, pas même Lennox, ne tentera de venir nous y attaquer.

M. de Hallay resta assez longtemps à réfléchir. Joaquin Dick respecta ses méditations.

— Señor, dit enfin le jeune homme, je ne rougis point de vous avouer que cette descente dans le voladero me cause une répulsion très-grande. Toutefois, mon appréhension n’est nullement insurmontable, et je suis assuré de la vaincre du moment qu’il me sera prouvé que cette chance de salut est la dernière qui me reste !… J’accepte donc conditionnellement votre offre. Maintenant, une objection : en supposant même que nous parvenions à dérouter Lennox dans ses recherches, comment parviendrons-nous à sortir plus tard de ce que vous appelez notre refuge, et de ce que je serais tenté d’appeler, moi, notre tombeau ?… Cette considération mérite, il me semble, toute votre attention !

— Je m’étonne vraiment, monsieur de Hallay, répondit le Batteur d’Estrade, que vous me jugiez assez dépourvu de bon sens et de raison pour vous proposer de vous enterrer vivant ! Appuyez votre oreille par terre… là, contre cette crevasse à peine perceptible, et vous entendrez comme un bruissement sonore qui vous apprendra que le sol que nous foulons en ce moment-ci aux pieds n’est ni plein ni tassé ; l’air circule librement à travers ses pores. Le peu de temps que j’ai passé à examiner notre futur refuge m’a suffi pour y constater la présence d’un filon de pierres calcaires et friables. Rien ne nous sera donc plus facile que de creuser un boyau souterrain qui nous conduira jusqu’à la plate-forme. Oh ! vous avez tort de secouer ainsi la tête d’un air de doute. La composition géologique des voladeros est tout exceptionnelle. Maintenant, comme je ne mets pas en doute que nous n’ayons bientôt des nouvelles de Lennox, venez m’aider, je vous prie, dans les apprêts de notre descente.

_ Joaquin Dick, suivi de M. de Hallay, se dirigea vers de hautes et épaisses broussailles qui couvraient le versant de la montagne opposé au voladero.

— Choisissez et coupez les broussailles et les arbustes les plus desséchés que vous trouverez, dit le Batteur d’Estrade. Il s’agit, en un mot, de réunir le plus de matières combustibles que nous pourrons.

Joignant aussitôt l’exemple à la parole, Joaquin Dick se mit avec ardeur à la besogne. Le jeune homme s’empressa de l’imiter. Il était facile de s’apercevoir que l’influence que le Batteur d’Estrade avait prise sur le marquis grandissait rapidement.

Ce né fut qu’après plus de deux heures d’un travail obstiné et non interrompu, que les deux hommes s’arrêtèrent.

— Maintenant, dit Joaquin, il nous faut transporter nos provisions là où elles auront leur utilité et leur emploi.

Une demi-heure plus tard, une espèce de bûcher circulaire entourait l’arbre qui s’élevait solitaire au bord de l’abîme.

— Voilà qui est fait ! dit Joaquin. Nous pouvons, ou, pour être plus exact, vous pouvez vous reposer, car moi je ne connais pas la fatigue. Ne vous asseyez pas encore… j’oubliais un dernier détail !… Veuillez, je vous prie, tenir votre chapeau en l’air au bout de votre bras… non, pas ainsi… tournez vers moi le côté sur lequel s’appuie ordinairement votre front !… C’est cela !…

M. de Hallay n’avait pas eu le temps de soupçonner l’intention du Batteur d’Estrade, que ce dernier, levant rapidement sa carabine, avait fait feu, sans même l’épauler, sur le but que lui présentait le marquis. La balle traversa le chapeau à une hauteur d’environ deux pouces au-dessus de ses bords.

— Cette ruse est vieille et grossière, dit-il tranquillement, mais elle réussit souvent. Du reste, j’ai remarqué que les choses les plus simples sont en général les meilleures.

M. de Hallay regardait Joaquin avec une véritable stupéfaction.

— Vous désirez encore une explication, monsieur, n’est-ce pas ? dit le Batteur d’Estrade. Vous ne devinez donc rien aujourd’hui ? Votre chapeau pourra induire Lennox en erreur. Ce cher ami, qui connaît le calibre de ma carabine et qui n’ignore pas la haine que je vous porte, se persuadera peut-être que je vous ai tué. À présent, je n’ai plus besoin de vous ; vous pouvez, monsieur, vous asseoir !

Joaquin Dick se mit alors à siffler d’une façon toute particulière, Gabilan ne tarda pas à accourir à ce signal.

— Cher ami, dit Joaquin en l’embrassant sur les naseaux, il faut nous séparer. Te donner un rendez-vous m’est impossible. J’ignore quand je serai de retour. Écoute-moi bien, Gabilan. Tu vas te mettre tout de suite en route pour le rancho de la Ventana ; là, tu trouveras des soins empressés, une bonne table et un gîte agréable. À revoir, mon bon ami ! allons, va-t’en.

Que la noble et intelligente bête eût compris textuellement les paroles de son maître, ce n’était guère probable ; mais ce qu’il n’était pas possible de mettre en doute, c’est que le sens exact et général de ce que venait de lui dire Joaquin ne lui avait pas échappé.

Gabilan fit entendre un hennissement plaintif et parut hésiter ; mais, prenant tout à coup bravement son parti, il s’éloigna à fond de train et sans retourner une seule fois la tête. Joaquin Dick soupira tristement : cette obéissance par trop empressée le peinait ; Gabilan était son seul ami.

N’ayant plus qu’à attendre passivement l’événement qu’il avait prédit et qu’il jugeait inévitable, c’est-à-dire le retour de Lennox, accompagné de ses Peaux-Rouges, le Batteur d’Estrade s’enveloppa dans son zarape et s’assit derrière le bûcher, de façon à ne pas apercevoir M. de Hallay. Trois heures se passèrent sans que ces deux hommes, absorbés chacun de son côté dans de tristes et profondes réflexions, échangeassent une seule parole.

Ce fut Joaquin Dick qui, le premier, mit un terme à ce silence.

— Monsieur de Hallay, dit-il, je vous annonce l’approche de l’ennemi !…

Le jeune homme se leva vivement.

— Venez par ici, poursuivit le Batteur d’Estrade… Là, c’est cela… N’avez-vous, dans votre costume, aucune couleur éclatante ? Non. Bien ! Appuyez-vous contre le bûcher de façon à ce que votre corps se confonde, dans le lointain, avec cette masse de bois. Lennox a un regard plus perçant que celui de l’aigle ! À présent, attendez… Dans dix minutes au plus, grâce à la position élevée que nous occupons, nous apercevrons l’ennemi.