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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/40

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rement de cœur et un inexprimable sentiment de crainte et d’angoisses qu’il vit la demi-teinte sombre du crépuscule annoncer l’approche des ténèbres. Passer encore une nuit dans sa prison, qu’il comparait en lui-même au cachot d’Ugolin, lui paraissait une chose au-dessus de son courage ; il était à bout de ses forces. Le découragement absolu de M. de Hallay n’échappa pas à la pénétration du Batteur d’Estrade.

— Tâchons de ne pas faire naufrage, murmura-t-il à son oreille. Allons, je vous le répète, du courage ! Je surveillerai votre sommeil ; si vous élevez la voix en dormant, je vous réveillerai.

La précaution de Joaquin Dick ne fut pas inutile : il dut, pendant cette nuit, appuyer plusieurs fois sa main sur la bouche du jeune homme pour étouffer les mots incohérents que lui arrachait le délire.

Les cimes des montagnes commençaient à refléter à l’horizon les premières clartés de l’aube, lorsque le Batteur d’Estrade, vaincu enfin par la fatigue, ferma les yeux. Les Peaux-Rouges avaient déjà repris, depuis près d’une heure, leurs travaux ; les décombres et le gravier, en tombant dans l’abîme, couvraient d’un nuage de poussière les deux réfugiés.

Il faisait complètement jour lorsque M. de Hallay se réveilla ; après un moment donné à rappeler et à fixer ses idées ; car il n’avait plus la conscience exacte de sa position, le jeune homme ressentit une intolérable douleur dans tout son être, c’était la soif qui reprenait sa proie : il porta les mains à sa poitrine, et fit un geste désespéré comme s’il voulait la déchirer ; puis, d’une voix sourde, inintelligible :

— Oh ! à boire !… à boire ! murmura-t-il, que l’on me donne à boire… et je me laisserai tuer ensuite sans résistance…

L’infortuné ferma alors la main droite et se mordit le poing jusqu’au sang ; cette douleur franche et simple, si l’on peut s’exprimer ainsi, le délivra pendant quelques secondes de sa complexe souffrance et lui rendit momentanément l’usage de sa raison. Il se retourna vers Joaquin, et le voyant plongé dans un sommeil calme et paisible, il le réveilla : il était jaloux de son repos.

— Que me voulez-vous ? demanda le Batteur d’Estrade à voix basse avec une merveilleuse présence d’esprit.

— Joaquin, lui répondit-il, vous me trompez… vous vous moquez de moi… votre prétendue résignation n’est qu’un prétexte qui vous sert à dissimuler votre trahison. Vous avez des provisions secrètes ; il est impossible que vous n’en ayez pas ! Est-ce que l’on peut passer cinq jours sans prendre aucune nourriture ? Je veux, j’exige que vous partagiez avec moi les ressources que vous m’avez si indignement cachées jusqu’à présent… je le veux et je l’exige, vous dis-je ; sans cela je crie nos deux noms à Lennox !

Il serait impossible de rendre l’indicible regard que le Batteur d’Estrade laissa tomber sur le misérable : il exprimait tout à la fois la compassion, le reproche et le mépris.

— Pauvre malheureux, que je te plains ! murmura-t-il. Fouille-moi, si tu doutes de mes paroles… mais laisse-moi reposer.

Ces simples paroles, prononcées avec ce découragement momentané, mais navrant, qu’éprouvent parfois les âmes d’élite lorsqu’elles se trouvent en présence d’une odieuse ingratitude, firent une impression profonde sur le jeune homme. Une larme amortit l’éclat fiévreux de son œil ordinairement si dur et si sec ; et, prenant la main de Joaquin dans les siennes :

— Oh ! pardonnez-moi, je souffre tant !

Un léger silence suivit ces paroles, puis M. de Hallay, après avoir contemplé avec une admiration dénuée de toute arrière-pensée son héroïque compagnon d’infortune, reprit :

— Apprenez-moi le secret de votre force, Joaquin, dit-il, que j’essaye de vous imiter !

— Le secret de ma force est dans ma soumission aveugle aux volontés de la Providence. Oh ! ne secouez pas ainsi la tête d’un air de doute ! Quel intérêt aurais-je à vous tromper ? La souffrance, devant laquelle tremblent les plus superbes, a son beau côté, son utilité incontestable… Elle est une mauvaise conseillère pour les cœurs faibles et révoltés ; mais, pour ceux qui l’acceptent comme une expiation de leurs fautes, elle est une flamme qui brûle le corps pour purifier l’âme… Soyez soumis et résigné, et de vos plus grandes douleurs vous finirez par retirer une jouissance.

Joaquin Dick fit une légère pause, puis regardant M. de Hallay sans colère, sans reproche :

— La souffrance a pour moi, en ce moment, un charme ineffable, continua-t-il. Elle est un lien sympathique qui me rapproche d’Antonia… Antonia qui, elle aussi, souffre sans se plaindre ! Mais, je vous en prie, cessons cette conversation… Ma faiblesse de corps est extrême, le sommeil abat, malgré moi, mes paupières ; il ne m’est plus possible de lui résister… Je vous en prie, laissez-moi reposer une heure.

Le Batteur d’Estrade achevait à peine de terminer ces mois, que sa respiration calme et cadencée prouvait qu’il dormait profondément.

Le jeune homme se souleva sur le coude et se mit à regarder le ciel. M. de Hallay était alors en proie à ces sortes d’hallucinations étranges qui s’emparent des condamnés à mort et leur font croire qu’au moment de marcher au supplice un cataclysme universel renversera leur cachot, ou bien qu’une nation entière se révoltera pour les délivrer ; il espérait, lui, avec un peu moins d’invraisemblance qu’un oiseau égaré dans l’espace, ou poursuivi par un aigle, viendrait se réfugier dans l’excavation, et lui offrir du sang pour sa soif, de la chair pour sa faim !…

Bientôt, le regard vague du jeune homme parut se fixer sur un objet ; ses paupières s’ouvrirent démesurément, une expression de joie folle, mêlée par instants d’un doute poignant, amena comme une légère rougeur sur ses joues livides ; son émotion était extraordinaire. À trois ou quatre reprises différentes il se frotta les yeux, comme s’il ne s’en rapportait pas au témoignage de ses sens et comme s’il doutait de la réalité de ce qu’il voyait ; enfin, convaincu qu’il ne se trompait pas, il passa doucement par-dessus le corps de Joaquin endormi, et allongeant le bras hors de l’excavation, il saisit avec une avidité sans égale et attira à lui une corde qui pendait du haut du voladero. À l’extrémité de cette corde se balançait une large gourde et un quartier entier de chevreuil rôti ! La tension de la corde prouvait que la gourde était pleine.

— De l’eau ! s’écria M. de Hallay, et il porta à ses lèvres la bienfaisante calebasse.

Tout à coup un son guttural prolongé, qui tenait le milieu entre le cri de l’oiseau de proie et le rugissement du tigre, s’éleva dans les airs et, rebondissant d’échos en échos, anima d’une sinistre harmonie les solitudes des montagnes Rocheuses.

Presque au même instant un chœur infernal, digne accompagnement de ce cri sans nom, jeta des notes aiguës aux bouffées de la brise matinale : M. de Hallay continua de boire ; Joaquin se réveilla.

— Que se passe-t-il ? dit-il à voix basse.

La vue de M. de Hallay s’abreuvant avec frénésie de l’eau que contenait la gourde, empêcha Joaquin Dick de lui adresser aucune question…