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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/41

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— J’ai fait tout ce qu’il est humainement possible de faire, dit-il, comme se parlant à lui-même ; j’ai tenu ma promesse à Antonia !

Il reporta de nouveau ses yeux sur M. de Hallay, et une expression de souverain mépris donna une incroyable majesté à son fin et expressif visage.

— L’homme sans croyance et sans foi est l’égal de la brute, dit-il. Le vrai courage ne vient pas de la chaleur du sang ; il prend naissance dans la noblesse des sentiments d’un cœur élevé. Allons ! la ruse opiniâtre du sauvage l’aura emporté sur l’intelligence de l’homme instruit et civilisé. Du reste, ce piège tendu par Lennox était des plus adroits. Si ce de Hallay avait su résister pendant seulement une heure à la tentation, il était sauvé ! Cette épreuve était décisive pour Lennox ; il se serait éloigné tout aussitôt si elle n’avait pas réussi. Maintenant, que va-t-il arriver ? Mon Dieu, accordez-moi encore quelques minutes de raison… ma tête est si faible ! Voyons. J’ai juré à Antonia que ce de Hallay éviterait les tortures atroces que lui préparait son ennemi, je dois tenir à mon serment.

Un froid sourire entr’ouvrit les lèvres du Batteur d’Estrade, et il porta sa main droite à sa ceinture, pour s’assurer qu’il n’avait pas perdu son poignard.

À ce même moment, M. de Hallay déposait la gourde d’eau par terre : elle était vide.

— Oh ! pardon, Joaquin, s’écria-t-il d’un ton qui décelait un véritable chagrin, je vous ai oublié…

Le Batteur d’Estrade fit un geste d’impatience, comme s’il jugeait ce détail indigne d’attention, et s’adressant au jeune homme :

— Une seule question. Que comptez-vous faire ?

M. de Hallay resta longtemps silencieux.

— Señor Joaquin, répondit-il enfin d’une voix grave et attendrie, je n’ai qu’un regret en quittant la vie, celui de ne pas avoir su vous apprécier plus tôt !… Avec un ami, un guide tel que vous, mon existence aurait été tout autre !… Ce que je compte faire, me demandez-vous ? Mais mon rôle est tout tracé par les événements… je veux, avant de succomber, me venger de Lennox ! Oh ! laissez-moi poursuivre. Je vous jure, Joaquin, que si ce Lennox avait un juste motif de haine contre moi, je respecterais ses jours ; mais il n’a rien à me reprocher… non, rien… car c’est lui qui m’a poussé par des insultes à commettre un acte de violence sur sa personne. Pourquoi a-t-il refusé ensuite la réparation que je lui ai offerte ? N’étais-je pas tout disposé à lui accorder l’honneur d’un duel ? Je vous le répète, ce misérable bourreau ne mérite pas de pitié.

Ces paroles donnèrent au visage de Joaquin une indéfinissable expression. M. de Hallay sentit un frisson lui passer au travers le corps.

— Au nom du ciel, à quoi pensez-vous, Joaquin ? lui demanda-t-il avec une anxieuse vivacité.

— Je pense, monsieur, que le mot que vous venez de prononcer me convaincrait, si j’étais assez insensé pour en douter, que la justice divine est inévitable.

— À quel mot faites-vous allusion ?

— À celui de bourreau.

— Eh bien ?

— Cette épithète que vous donnez à Lennox en signe de mépris est une réalité !… Lennox est bien en effet un bourreau que vous envoie la justice divine !…

— Je ne vous comprends pas ! s’écria le jeune homme avec une terreur instinctive ; expliquez-vous, señor…

La voix du Batteur d’Estrade prit une intonation solennelle :

— Marquis de Hallay, dit-il lentement, ce n’est pas parce que vous avez meurtri Lennox au visage, qu’il a juré qu’il verserait votre sang jusqu’à la dernière goutte… Non… car avant que vous lui ayez infligé cet outrage, il avait prononcé votre arrêt de mort !

— Mais il ne m’avait jamais vu… il ne me connaissait pas !

— C’est vrai, mais vous l’aviez déjà frappé indirectement dans une personne qui lui était chère. Lennox est aujourd’hui le bourreau de l’assassin d’Evans !…

M. de Hallay poussa un cri d’épouvante et cacha son visage entre ses mains. La réponse de Joaquin Dick venait d’évoquer pour le misérable tous les souvenirs de son passé. Longtemps, bien longtemps il resta ainsi, n’osant ni montrer sa rougeur, pi laisser voir ses larmes.

— Joaquin, dit-il tout à coup comme s’il venait de s’arrêter à un parti décisif, vous avez raison, je n’ai pas le droit d’en vouloir à ce Lennox ; il est l’instrument de la Providence : il ne mourra pas de ma main. Cependant, quelque résigné que je sois à mon châtiment, sa grandeur confond ma raison et abat mon courage ; je n’admettrai jamais que Dieu veuille punir un crime par des tortures sans nom ?

Joaquin ne répondit pas ; mais ses yeux se portèrent sur les pistolets de M. de Hallay.

— Merci, murmura le jeune homme.

Pendant toute cette conversation, et même à partir du moment où M. de Hallay avait cédé si inconsidérément à l’appât qui lui avait été tendu, les Peaux-Rouges avaient repris leur œuvre de démolition avec une incroyable ardeur. Cette fois, il ne s’agissait plus pour eux de constater la présence peu probable, dans un lieu à peu près impraticable, d’une face pâle ennemie ; ils travaillaient avec la certitude de s’emparer d’une proie ardemment convoitée et destinée au plus cher de tous leurs passe-temps, c’est-à-dire à être attachée et sacrifiée au poteau des tortures ! Des blocs entiers de la roche calcaire roulaient avec fracas dans le vide du voladero : c’était une avalanche de pierres.

— Señor Joaquin, reprit bientôt M. de Hallay avec une mélancolie pleine de résignation, il est des prières que l’on ne saurait repousser sans se montrer cruel : de ce nombre sont celles des mourants ! Je ne sais, mais un pressentiment, bien aidé, vous l’avouerez, par les circonstances, me dit que je n’ai plus longtemps à vivre. Me refuserez-vous votre main en signe de pardon ?

À cette demande, le Batteur d’Estrade laissa paraître un trouble et une émotion extraordinaires pour lui.

— Monsieur de Hallay, dit-il, une question !… Me jurez-vous devant Dieu que vous me répondrez la vérité entière ?

— Oui, je vous le jure !

— Quelles étaient vos intentions réelles vis-à-vis d’Antonia ?

— Lorsque je la vis pour la première fois au rancho de la Ventana, je voulais en faire ma maîtresse… Plus tard, après son enlèvement, j’étais décidé, si elle eût daigné l’accepter, à lui donner mon nom !…

— Vous l’auriez épousée loyalement et légalement devant Dieu et devant les hommes ?

— Oui, je vous le jure !

Joaquin Dick tendit les bras à M. de Hallay en le serrant contre sa poitrine :

— Allons, ami, lui dit-il avec un attendrissement extrême, du courage !… si la justice de Dieu est implacable, sa miséricorde est incommensurable ! la punition rachète le passé terrestre… Le repentir assure l’avenir immortel !…

— Vous aimez donc bien Antonia, vous ? s’écria M. de Hallay.

— Si je l’aime !… Elle est ma fille !…

— Votre fille ?

— Oui… c’est un secret qui mourra avec moi, car je ne