Aller au contenu

Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/42

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

veux pas que mon enfant ait à rougir des fautes de son père !… Personne au monde ne saura les liens qui m’unissaient à cet ange de vertu et de beauté.

— Mais ce secret, vous venez de me le confier, à moi, s’écria M. de Hallay avec un éclat de rire singulier, et qui frappa Joaquin d’étonnement ; est-ce à dire que je dois renoncer à tout espoir, que vous me considérer déjà comme n’appartenant plus à la terre ? Oh ! mais je n’ai pas dit encore mon dernier mot… je ne veux pas mourir… je ne mourrai pas ! je suis brave, je suis adroit, je suis invincible ! Que m’importe cette meute de Peaux-Rouges qui jappe à mes trousses ! je la dissiperai à coups de fouet ! Oh ! nous verrons ! Vous allez voir.

M. de Hallay, après avoir prononcé ces mots d’une voix hachée, brève sans accentuation régulière, passa à plusieurs reprises sa main brûlante sur son visage glacé, puis, après une longue pause :

— Oh ! ayez pitié de ma faiblesse, Joaquin, dit-il, je ne sais pas mourir… Tout à l’heure… à l’instant… j’ai eu un accès de folie. Oh ! lâche ! lâche ! que je suis !

Le misérable s’arrêta de nouveau, puis, reprenant bientôt la parole, mais cette fois sans exaltation ni découragement, avec une sensibilité pleine de tristesse et qui ne manquait pas d’un charme sympathique :

— Vous aviez dernièrement bien raison, señor Joaquin, lui dit-il, de me demander si j’avais du courage, et moi j’ai eu grandement tort de m’offenser de votre question ! J’ignorais alors, en effet, ce que c’était que le vrai courage, je reconnais aujourd’hui que j’en manque complètement ; j’ai toujours puisé ma force uniquement dans mon orgueil. Oh ! si les yeux de la foule étaient à présent fixés sur moi, si j’avais un public pour assister à ma chute, vous me verriez froid, calme, superbe ! mais cette mort obscure, ignorée, misérable, glace mon sang d’effroi dans mes veines. Il me semble que je ne devais pas finir ainsi ! Mais à quoi bon ces plaintes ?

M. de Hallay fit une pause ; et, fixant sur Joaquin Dick un long regard :

— J’abuse de votre bienveillance, señor, reprit-il ; vous tombez de fatigue ! reposez-vous un peu !… nous reprendrons cette conversation à votre réveil.

Le jeune homme avait souligné, pour ainsi dire, ces derniers mots d’une façon particulière et étrange.

Le Batteur d’Estrade le considéra pendant un instant avec une compassion sincère, et lui serrant la main :

— Soit ! répéta-t-il, à bientôt, à mon réveil !…

Joaquin Dick se tourna alors vers la paroi du rocher ; une minute plus tard, il paraissait enseveli dans un profond sommeil. Il avait compris que M. de Hallay ne désirait pas avoir un témoin des irrésolutions et des angoisses de son agonie.

Depuis quelques instants, les Peaux-Rouges semblaient ne plus déployer le même zèle et le même acharnement dans leur travail ; les coups des instruments dont ils se servaient pour défoncer le sommet du voladero se succédaient avec moins de précipitation et de force : le jeune homme eut une lueur d’espoir, mais la voix de Lennox lui retira cette suprême illusion.

— Allez doucement, mes amis, disait le vieux trappeur. Prenez bien garde dé blesser noire ennemi ! Conservons-le intact et fort pour le poteau des tortures !…

M. de Hallay prit un de ses pistolets, l’arma et, d’un geste fiévreux et rapide, l’appuya sur son front ; mais le jetant tout aussitôt à ses côtés :

— Oh non ! pas encore ! murmura-t-il. Je voudrais prier… je dois prier.

Alors il se mit à genoux et essaya d’élever son âme à Dieu ; mais sa terreur, trop puissamment excitée, le rappelait malgré lui aux intérêts terrestres. Le bruit des Peaux-Rouges creusant le sol absorbait toute son attention. Bientôt il poussa une exclamation rauque et étouffée : ses yeux démesurément ouverts, restèrent fixés sur un objet qui semblait le terrifier : il venait d’apercevoir la pointe d’un tomahawk percer la mince couche de calcaire qui formait le plafond de l’excavation.

— Oh ! il est trop tard ! murmura-t-il.

Alors, par un bond qui disait la démence, il passa par-dessus le corps de Joaquin, et, se plaçant sur le bord de l’abîme, il mesura avec une espèce de joie sauvage le vide effrayant qui s’ouvrait à ses pieds ; mais, presque aussitôt, il ferma les yeux avec terreur.

— Sentir en soi tant de force, d’énergie, de jeunesse et, mourir ! murmura-t-il. Oh ! cela n’est pas possible… cela ne sera pas… je fais un affreux rêve… je vais me réveiller !…

Il s’arrêta l’espace d’une seconde, et, saisissant un second pistolet passé à la ceinture de cuir qui lui ceignait la taille, il se l’appliqua de nouveau sur le front, et resta immobile. Tout à coup il poussa un éclat de rire strident et aigu : une détonation remplit l’étroite excavation de fumée et de bruit ; le cadavre du misérable tomba dans le gouffre ! Joaquin ouvrit les yeux, et regardant la place où M. de Hallay venait de disparaître :

— Heureux, dit-il d’un air d’envie, ceux à qui Dieu n’inflige pour punition de leurs crimes que le sacrifice de leur existence !

Le Batteur d’Estrade n’avait pas achevé de prononcer ces paroles, que les Peaux-Rouges pénétraient dans l’excavation.

Cinq minutes plus tard, Joaquin et Lennox se trouvaient en présence l’un de l’autre, sur le plateau du voladero.

Le vieux trappeur, quelque violente que fût sa fureur, conservait s on air d’impassibilité habituelle.

— Joaquin, dit-il d’une voix un peu emphatique, tu es libre, tu peux te retirer !… Seulement, avant que nous nous séparions à tout jamais, laisse-moi, non pas te reprocher ta trahison, mais au moins te demander l’éclaircissement de ta conduite !… Quel motif a pu te porter à arracher ce de Hallay à ma vengeance ?… N’était-il pas aussi ton ennemi ?

Le Batteur d’Estrade eut un mélancolique sourire.

— Lennox, répondit-il, l’explication que tu sollicites de ma bonne volonté et de ma franchise, tu ne la comprendrais pas.

— Oh ! je reconnais en effet, maintenant, que je me suis longtemps grossièrement trompé sur ton compte. Je reconnais qu’entre nous deux il n’y a jamais eu aucun lien réel d’idées et de goûts ; j’ai eu tort de croire que, par un hasard extraordinaire, il pouvait se rencontrer parmi les faces pâles un homme véritable ; cela n’est pas possible. La nature a accordé et infligé à chaque race de certaines qualités et de certains défauts dont elle ne saurait être privée ni guérie ! Les faces pâles montrent parfois, accidentellement, de la force, du dévouement et du courage, mais le fond de leur caractère est la faiblesse, la trahison, la lâcheté !… Autrement, comment s’expliquer ta conduite avec ce misérable de Hallay !

Il y avait, à la façon dont Lennox prononça cette phrase, comme un désir secret de voir son ami se disculper à ses yeux.

Joaquin le regarda avec une tendre pitié ; puis, d’une voix pleine de commisération :

— Lennox, lui répondit-il, je n’essayerai point de me justifier ! Ne serait-ce pas folie que de vouloir discuter avec un aveugle la nuance de telle où telle couleur ? Entre nous