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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/44

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qu’elle a éprouvée. Un empoisonnement par le leche de palo est une chose si grave ! Mais, tiens, la voici justement, qui se dirige vers nous, en la compagnie de mon ami le seigneur comte.

— Par où vient-elle, Panocha ? demanda le Canadien.

— Là, à droite.

Le géant s’empressa de s’éloigner par la gauche.

Antonia, appuyée au bras de son mari, s’avançait lentement dans le jardin. Il serait impossible de donner une idée du gracieux et charmant tableau que présentait le jeune couple ; c’était le bonheur dans toute sa pureté et dans tout son éclat. Cependant, si un observateur profond et incrédule avait étudié avec soin le délicieux visage d’Antonia, il y aurait remarqué l’expression d’une tristesse voilée et d’un abattement contenu.

— Luis, dit-elle en indiquant à M. d’Ambron un banc enseveli sous une voûte naturelle de fleurs, veux-tu que nous nous asseyions un moment ?… Je me sens un peu fatiguée.

— Tu es fatiguée, mon Antonia adorée, s’écria le jeune homme avec une tendre inquiétude ; mais nous venons de sortir à l’instant du rancho !… Te sentirais-tu aujourd’hui faible et souffrante ?

Antonia hésita ; puis, d’une voix mal assurée et qui trahissait une agitation extrême :

— Oui, Luis, balbutia-t-elle, je ne suis pas bien.

Cette réponse, qui ne motivait certes nullement l’émotion de la jeune femme, fit tressaillir M. d’Ambron : il la prit par la main, la conduisit au banc et s’assit à côté d’elle. Un long et embarrassant silence s’établit entre les deux jeunes mariés : ce fut Antonia qui renoua la conversation.

— Quel délicieux endroit ! dit-elle avec une mélancolie qui approchait du découragement. Ne penses-tu pas, Luis, que l’on dormirait ici, heureux et tranquille, de l’éternel sommeil ?.. Luis, si je meurs, promets-moi que l’on placera ici ma tombe !…

M. d’Ambron pâlit ; mais affectant aussitôt une douce et moqueuse gaieté, hélas ! très-loin de son cœur :

— Décidément, chère Antonia, dit-il, tu n’es pas aujourd’hui dans ton état habituel. Ce n’est pas que ta santé m’inquiète ; non, mais je crains pour ta raison. Tu es ni plus ni moins qu’une folle, chère enfant.

La jeune femme essaya de sourire, ce fut en vain ; le désespoir qui était en elle l’accablait ; ce fut à peine si elle put parvenir, grâce à un sublime effort d’abnégation, à le contenir dans les bornes de la tristesse.

— Luis, répondit-elle d’une voix dont la pénétrante mélodie dévoilait des trésors de tendresse, je t’en conjure, prête-moi toute ton attention, et ne me raille pas de mes craintes chimériques. Oui, je suis bien portante. Jamais je n’ai eu une meilleure santé… Mais, comme tu viens de me le dire toi-même, mon esprit est malade… Aie donc pitié de la faiblesse de mon cerveau. Je t’en supplie, Luis, écoute et réponds-moi sérieusement.

— Parle, chère enfant.

La jeune, femme fit une nouvelle pause, regarda fixement son mari, et, prenant une de ses mains dans les siennes :

— Si je mourais, que ferais-tu, Luis ? dit-elle.

— Ce que je ferais ? répéta le jeune homme avec un sourire qui servit à cacher une horrible angoisse.

— Oui, Luis, que ferais-tu ?

Le comte prolongea son sourire et garda le silence : il souffrait atrocement.

— Veux-tu que je réponde pour toi, mon Luiz bien-aimé ? reprit Antonia avec une animation qui exprimait une enthousiaste reconnaissance ; si je mourais, eh bien ! tu te tuerais !

— Oui, c’est vrai ! dit simplement M. d’Ambron.

— Oh ! je le savais, Luis, et cette conviction m’a rendue bien malheureuse !

— À quoi bon, méchante enfant, assombrir ainsi la joie de notre présent par une supposition invraisemblable ? interrompit le jeune homme d’un ton de tendre reproche.

— Les suppositions ne font pas naître les événements ; laisse-moi donc poursuivre : la pensée que ma mort entraînerait la tienne m’a déjà fait passer bien de cruelles heures, Luiz ! veux-tu rendre la tranquillité à mon esprit, la joie à mon cœur ? Eh bien ! jure-moi que si je m’en vais ayant toi, tu n’essayeras pas de me suivre !… Oh ! ce n’est pas tout encore !… Écoute-moi bien, Luis… Depuis que je t’ai vu pour la première fois, toutes les paroles que tu m’as adressées sont restées gravées dans ma mémoire… Je ne crois pas que tu aies prononcé un seul mot que j’aie oublié !… Luis, tu m’as jadis raconté ton amour pour la gloire ! tu m’as fait part des espérances qui t’ont conduit dans ces lointains pays !… Eh bien ! si Dieu me rappelle à lui, jure-moi que, loin de songer à un crime, car le suicide est un crime, Luis, tu reprendras tes anciens projets !

— Mais réellement, chère Antonia…

La jeune femme interrompit vivement son mari.

— Luis, s’écria-t-elle d’un ton suppliant, et qui prouvait quelle importance extraordinaire elle attachait à ce que sa prière fût accueillie, Luis, je t’en supplie à mains jointes, ne me refuse pas ! tu me rendrais si malheureuse ! Je sais bien que mon insistance peut te sembler puérile et te donner une triste opinion de mon caractère. Soit ; j’ai tort, j’en conviens ; mais ce serait peu généreux aussi de ta part de ne pas prendre en considération, ma faiblesse. Allons, Luis, montre-toi ce que tu es, le plus noble, le plus généreux des hommes ; jure-moi que, si je meurs, non-seulement tu n’attenteras pas à tes jours, mais que tu t’occuperas sans trêve et sans relâche de réaliser tes beaux rêves de gloire ! Luis, c’est à genoux que je sollicite de toi ce serment !

Antonia se laissa glisser du banc où elle était assise jusqu’aux genoux de son mari ; M. d’Ambron l’arrêta au milieu de ce mouvement, et la pressant contre sa poitrine :

— Cruelle enfant, murmura-t-il d’une voix que l’émotion rendait presque inintelligible, veux-tu donc me rendre fou de douleur ?

— J’attends ton serment, Luis, reprit la jeune femme avec une obstination singulière.

M. d’Ambron se leva, et étendant la main :

— Sur ce que j’ai de plus cher et de plus sacré au monde, sur mon amour pour toi, Antonia, dit-il d’une voix lente et grave, je jure que si tu quittes avant moi la terre, je viderai jusqu’à la lie, et sans essayer de l’éloigner de mes lèvres, le calice d’amertume que Dieu imposera à ma résignation. Je jure que, quoique détaché alors de toutes les passions terrestres, je n’en poursuivrai pas moins, par obéissance à mon serment et par respect à ta mémoire, les folles chimères qui ont séduit un instant la fougue de ma jeunesse !… Es-tu contente, Antonia ? N’as-tu pas un nouveau sacrifice à exiger de ma tendresse ?

— Oh ! merci, merci, mon noble, mon bon, mon adoré Luis, s’écria la jeune femme avec un élan d’indicible reconnaissance !… Non, je n’ai plus rien à te demander… je suis heureuse… bien heureuse !… Maintenant que tu as juré, Luis, je puis tout te dire, tout t’avouer… car je ne saurais avoir longtemps un secret pour toi !.. C’est un vilain, sentiment, ô mon Luis, qui m’a poussée à exiger de toi le serment solennel que tu viens de me faire ; c’est la jalousie ! Moi morte, Luis, tu aurais pu aimer une autre femme… Oh ! je sais bien que cette supposition est ridicule, sacrilège ; mais, que veux-tu ? ce n’est pas ma faute si cette crainte me torturait sans cesse ! Je disais donc, Luis, que tu aurais pu aimer une autre femme ! Eh bien ! la gloire est une rivale que je ne crains pas ! Tu ne l’aimeras jamais autant que moi !…

Antonia s’arrêta ; ses joues, naguère encore brillantes de toute la fraîcheur de la jeunesse, s’étaient subitement décolorées. Le jeune homme poussa un cri d’effroi et la soutenant par la taille :

— Qu’as-tu, Antonia ?… lui demanda-t-il avec angoisse.