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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/45

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— Je me meurs, Luis, répondit-elle doucement et en attachant sur lui un regard empreint d’un céleste amour. Oh ! ne te désole pas ainsi !… Luis !… La mort, quand on croit à la bonté de Dieu, n’a rien de terrible !… C’est une séparation insignifiante en comparaison de l’éternité !… L’éternité nous reste, ô mon Luis bien-aimé !… Oui… je comprends ton étonnement !… Tu ne t’expliques pas comment un changement aussi extraordinaire a pu se produire si soudainement dans l’état de ma santé ! Je vais te le dire, Luis… c’est que jusqu’à présent j’ai voulu être belle pour te plaire, et que je suis restée souriante pour ne pas t’attrister inutilement à l’avance. Maintenant, Luiz, je suis à bout de mes forces… Ne t’afflige pas ainsi. Mon mal était sans remède ; si j’avais dû être sauvée, ta tendresse m’aurait rendue à la vie. Dès l’heure fatale où mes lèvres touchèrent le poison, je fus sans espoir, je sentais que la mort était en moi. Luis, rentrons au rancho.

Antonia jeta un long, un dernier regard plein de regret sur le jardin embaumé où s’étaient passées les plus belles années de sa jeunesse ; puis, faisant un effort sur elle-même, elle s’arracha à cette vue et s’éloigna lentement en s’appuyant sur le bras de son mari.

Quelques heures plus tard, l’état de l’infortunée jeune femme avait empiré d’une façon effrayante, et qui ne laissait entrevoir aucune chance de guérison.

Un sommeil invincible abaissait ses paupières : c’était à peine si, de temps à autre, elle parvenait à ouvrir les yeux ; alors son regard cherchait celui du comte, et son sourire, empreint d’une joie céleste, donnait une expression de beauté surhumaine à son visage idéalisé par les approches de la mort !…

Quant à M. d’Ambron, son désespoir était trop grand pour se traduire par des cris et des sanglots ; il éprouvait une de ces muettes et incommensurables douleurs qui tiennent le milieu entre la léthargie et la démence.

Vers le milieu de la nuit, Antonia sortit de sa lourde torpeur.

— Luis, murmura-t-elle d’une voix faible, Joaquin Dick ne vient-il pas d’arriver au rancho ? Oh ! je voudrais bien le voir.

M. d’Ambron entendit cette question sans la comprendre. Toutefois un mot avait fixé vaguement son attention : le nom du Batteur d’Estrade.

— Joaquin Dick ! répéta-t-il avec un instinctif sentiment de jalousie… Mais ne suis-je pas là, Antonia ?

Le jeune homme n’avait pas achevé de prononcer cette phrase, que la porte s’ouvrait violemment et donnait passage au Batteur d’Estrade. Il s’arrêta sur le seuil, comme s’il venait d’être atteint par la foudre, et contempla pendant quelques instants en silence la jeune femme dont le teint semblait déjà se défleurir sous les baisers de la mort ; puis tout à coup, poussant un cri déchirant, il s’élança d’un seul bond jusqu’auprès du chevet du lit, et tomba à genoux.

— Antonia !

Cette action et ce cri rendirent à M. d’Ambron le sentiment de la réalité. Une vive rougeur empourpra son noble et mâle visage.

— Sortez, señor ! dit-il avec un ton d’autorité qui avait quelque chose de farouche. Mais sortez donc ! répéta-t-il presque aussitôt en voyant que le Batteur d’Estrade restait immobile !… À personne autre qu’à moi n’appartient le droit de rester ici ! La comtesse d’Ambron est ma femme…

— Antonia est ma fille ! s’écria Joaquin Dick en éclatant en sanglots.

Cet aveu, que la douleur arrachait à l’infortuné père, produisit un effet aussi inattendu que saisissant ; Antonia, comme si elle venait de s’arracher à l’étreinte suprême de la mort, se leva à moitié sur sa couche de douleur, et laissant tomber ses bras autour du cou de Joaquin Dick :

— Toi, mon père ? dit-elle. Oh ! c’est donc pour cela que je t’aimais tant ! Mon père, embrasse-moi et bénis-moi… je vais rejoindre ta Carmen !

Le reste de la nuit se passa dans un lugubre silence, que la respiration lente et cadencée d’Antonia ne troublait même plus, tant elle était faible. Joaquin Dick et M. d’Ambron, ayant chacun une de ses mains dans les leurs, se tenaient à genoux de chaque côté du lit, et s’efforçaient, de retenir les sanglots qui leur brisaient la poitrine. Un peu avant l’apparition de l’aube, la mourante sortit de nouveau de son sommeil. Cette fois, une adorable rougeur encadrait son visage comme d’une auréole. C’était le dernier éclat de la lampe prête à s’éteindre, les dernières lueurs de la vie.

— Luis ! mon Luis adoré ! dit-elle, n’oublie point ton serment !… Joaquin, mon père bien-aimé… ne pleure pas… ma mère m’appelle ! je vais la rejoindre… Je suis bien heureuse !… Luis !… Joaquin !… au revoir !…

Un souffle à peine sensible agita doucement les lèvres d’Antonia.

Le ciel comptait un ange de plus.

La minute qui suivit cet irréparable malheur ne fut qu’un seul sanglot. Tout à coup Joaquin se leva, et s’adressant à Antonia, comme si elle pouvait encore l’entendre :

— Ô mon enfant bien-aimée, dit-il avec une expression impossible à rendre, je te vois auprès de ma sainte et fidèle Carmen ; elle te sourit, elle t’embrasse, elle le conduit vers Dieu ! Antonia, si la honte que j’éprouvais de mon passé ne m’avait pas empêché de t’avouer que tu étais ma fille, je t’aurais sauvée, car tu ne te serais pas refusée à suivre ton père. Tu serais aujourd’hui resplendissante de santé et de bonheur. À présent, me débarrasser de la vie au prix d’une souffrance à peine sensible et qui n’aurait que la durée de l’éclair, ce serait une lâcheté et un crime. Je ne veux pas que Dieu me chasse comme un maudit, quand je viendrai lui redemander ma femme et mon enfant !…

Joaquin Dick fit une légère pause, puis étendant la main sur le cadavre de la jeune femme :

— Je jure sur toi, mon Antonia, ajouta-t-il d’une voix solennelle, de consacrer les jours qui me restent, hélas ! encore à vivre, à racheter mon passé, à me rendre digne de l’honneur d’avoir été ton père ! À partir de ce moment-ci, je cesse d’appartenir aux passions… j’appartiens aux malheureux ! Je suis l’humble serviteur de la souffrance !… l’esclave dévoué de l’infortune !… Le voyageur égaré ou mourant de faim, le malade qui lutte contre la mort, me trouveront toujours prêt à leur venir en aide !… Je veux, après avoir épouvanté le désert par mes violences, y donner le spectacle de mon repentir !

Pendant le premier mois qui suivit la mort d’Antonia, Joaquin Dick et M. d’Ambron n’échangèrent plus entre eux une seule parole. Chaque matin et chaque soir ils se rencontraient dans le berceau fleuri où la jeune femme s’était assise lors de sa dernière promenade, et où s’élevait alors son modeste tombeau.

Quant à Panocha, c’est une justice à lui rendre, il était réellement fort affligé ; il avait ôté la belle passementerie rouge qui ornait son dolman de deuil, et l’avait remplacée par un simple liséré violet.

Un soir, M. d’Ambron remarqua que Joaquin arrangeait sa valise de voyage.

— Vous allez partir, señor ? lui demanda-t-il.

— Oui, je compte me mettre demain eh route.

Le lendemain, au point du jour, le Batteur d’Estrade vint frapper à la porte de la chambre de son gendre.

— Luis, lui dit-il, Antonia vous a légué une lourde tâche à remplir ; vous devez avoir besoin d’argent…

— Oui, répondit le jeune homme avec une simplicité égale à celle qu’avait mise Joaquin à lui adresser cette question.

Le Batteur d’Estrade lui remit un petit papier plié en quatre que M. d’Ambron plaça dans sa poche sans même le regarder. Ce papier était une traite d’un million.

Les deux hommes descendirent ensemble dans la cour, montèrent à cheval, et s’éloignèrent en retournant plusieurs