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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/47

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— Avez-vous au moins votre tomahawk ? lui dis-je en souriant.

Ma question parut produire un étonnement non moins grand à l’Ours-Gris que celui que m’avait causé sa réponse.

— Ne venez-vous point de dire tomahawk ?

— Oui, j’ai dit tomahawk ; ensuite ?

— Vous savez donc ce que c’est qu’un tomahawk ?

— C’est probable ; autrement, je n’aurais pas employé ce mot.

L’Ours-Gris me regarda avec plus d’attention qu’il ne m’en avait accordé jusqu’alors.

— Est-ce que vous seriez, par hasard, de là-bas ? me dit-il.

— D’où cela, de là-bas ?

— Eh bien ! de l’autre côté de la mer ! des Amériques ?

— Oui.

— Mais vous ne connaissez pas sans doute la Sonora ?

— Je vous demande, au contraire, pardon ; je connais parfaitement la Sonora.

— Bah !

Une complète métamorphose s’opéra aussitôt dans la personne du géant : la dureté de ses traits se fondit en une expression de bienveillance ; la roideur de son maintien fit place à un joyeux laisser-aller.

— By God, s’écria-t-il en me tendant sa large main, je suis bien content de cette rencontre !… Ah ! vous avez été là-bas ?… M’est-il permis de vous demander où vous allez maintenant ?

— Nulle part ! Je voyage, ou, si vous le préférez, je me promène au gré de mon caprice.

— Caramba, c’est juste ! Ceux qui ont vécu là-bas ne savent plus obéir ailleurs. Voulez-vous, monsieur, que nous passions la journée ensemble ? nous causerons de l’Amérique, cela me ferait bien plaisir.

Le cachet de personnalité si prononcé de l’Ours-Gris m’avait tout de suite séduit ; ce fut donc sans hésiter que j’acceptai sa proposition.

— Je vous mènerais bien chez moi, me dit-il avec un embarras visible et tout en plaçant sa carabine en bandoulière ; mais, c’est qu’à vous parler franchement, je n’ai pas précisément de chez moi.

— Comment cela ? vous n’avez pas de chez vous ? Est-ce que vous menez à Villequier la vie nomade ?

Le visage du géant, hâlé par le soleil, se couvrit d’une teinte couleur de brique.

— Hélas ! non, me dit-il, je possède, au contraire, un wigwam… mais je suis marié. Allons plutôt au café !…

— Au café ? répétai-je en réfléchissant ; non pas, votre présence pourrait donner lieu à une bagarre… il s’y trouve justement en ce moment-ci un nommé Le Dru, qui…

— Oui… oui… je sais ce que vous voulez dire, s’écria le géant en m’interrompant : un drôle qui, lorsque j’étais en Amérique, m’écrivait-un tas de mensonges pour me voler mon argent !… Je lui ai envoyé deux cents piastres pour son mariage… dix onces pour la naissance de son premier enfant… je ne sais plus combien pour fournir des cloches à l’église !… Or, il est encore célibataire… et les cloches actuelles de l’église datent de cent ans !… Ne prenez point souci de sa présence… dès qu’il me verra arriver, il s’en ira sans demander son reste… Je l’ai encore étrillé légèrement ce matin !… Ah ! monsieur, vous ne sauriez vous imaginer quelles abominables gens sont ces Normands ?… Je voudrais voir brûler Villequier… Mais, patience !…

— Comment cela, patience ? Est-ce que vous songeriez à devenir l’Attila de votre village ; à le mettre à feu et à sang ?

— Je ne connais pas l’Attila dont vous parlez, me répondit le géant. C’était peut-être un tireur du Kansas. J’ai très-peu fréquenté le Kansas. Quant à moi, hélas ! non, je ne compte pas détruire Villequier ; seulement, je dis patience, parce que…

Le géant s’arrêta au milieu de sa phrase ; puis, me regardant avec un air méfiant et soupçonneux qui, du reste, n’avait rien de personnellement déplaisant pour moi, car il semblait lui être naturel :

— Allons au café ! reprit-il.

— Soit !…

Je n’étais pas fâché de savoir quelle réception l’on ferait à l’Ours-Gris dans le cabaret où je venais de l’entendre maltraiter en paroles : cette réception fut, comme je m’y attendais, empressée et respectueuse : quant à Le Dru, je ne l’aperçus pas : il nous avait vus venir de loin.

Le géant s’étant assis sur un banc devant une table boiteuse :

— Holà ! la fille ! s’écria-t-il d’une voix tonnante, de l’eau-de-vie !

Ce fut avec un extrême empressement que l’on servit le redoutable consommateur.

— Débarrassez-nous de ces joujous inutiles, dit-il en désignant d’un geste empreint d’un souverain mépris les petits verres qu’apportait la servante… Donnez-moi une tasse, quelque grande qu’elle soit, cela m’est égal, et laissez la bouteille.

— Oui, monsieur Grandjean, dit la fille avec une craintive obséquiosité.

Cette réponse, qui m’apprenait le nom de ma nouvelle connaissance, me rendait le dialogue plus facile. J’allais commencer la conversation, quand je vis le géant se troubler d’une façon étrange. On eût dit que devant lui venait de surgir un danger inattendu et terrible. Je levai les yeux et j’aperçus une femme dont la taille atteignait au moins cinq pieds quatre pouces, et qui, le visage enluminé par la colère, les poings serrés, la contenance menaçante, s’avançait vers Grandjean.

— Te voilà donc encore au cabaret ? s’écria-t-elle. Allons, lève-toi vite et suis-moi au logis.

— J’ai soif ! répondit le géant avec une tranquillité et un calme qui prouvaient plutôt une tendance à la soumission qu’une intention de révolte.

— Pardieu ! tu as toujours soif. Bois de l’eau. Allons, marche, et vivement.

Grandjean ne perdit rien de son sang-froid : seulement il ne bougea pas.

— Ne m’as-tu pas entendue ? reprit la femme avec un redoublement de mauvaise humeur.

— Oui, Micheline..

— Eh bien alors ! décampe.

— Non, pas à présent ; plus tard.

Cette demi-concession changea la colère de madame Grandjean en une véritable fureur.

— Misérable fainéant ! s’écria-t-elle, est-ce que tu t’aviserais de vouloir me tenir tête ? Ça, ce serait drôle ! Nous ririons. Tu n’es qu’un vagabond, qu’un gredin, qu’un ivrogne !

À mesure que les invectives tombaient drues comme la grêle sur sa tête, le visage renfrogné du géant s’éclaircissait peu à peu et prenait enfin une expression de contentement des plus marquées.

Madame Grandjean, que cette résistance à la fois opiniâtre et railleuse exaspérait, ne mit bientôt plus de bornes à sa rage. D’un violent coup qu’un boxeur anglais n’eût point désavoué, elle fit voler au loin la bouteille d’eau-de-vie déposée sur la table ; puis, plaçant ce formidable poing sous le nez de son mari :

— Tu n’es qu’un lâche ! s’écria-t-elle.

— Bon ! murmura le géant d’un air ravi, me voici donc enfin en colère.

Alors, par un geste rapide comme la pensée, il saisit de la main gauche les deux bras de sa femme, et de sa droite lui appliqua les deux plus effroyables soufflets qui aient jamais meurtri et rougi une joue ; puis, s’animant à l’action, il imprima un brusque mouvement de va-et-vient à madame Grandjean, et, ouvrant la main, l’envoya rouler à dix pas plus loin.

— Ouf ! dit-il avec un soupir de satisfaction, et comme un homme qui vient de se débarrasser d’un fardeau qui l’oppressait, il y avait si longtemps que j’en avais envie !