Aller au contenu

Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/48

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Madame Grandjean, surprise et subjuguée par cet acte d’autorité auquel elle ne s’était pas attendue, et humiliée par les rires moqueurs qu’avait provoqués sa chute, s’était éloignée en toute hâte. Le géant resta maître du champ de bataille.

Quant à moi ; c’était à peine si j’avais pris garde à cette scène de violence. La lecture d’un journal que j’avais pris au commencement de cette querelle conjugale, pour me donner une contenance, et sur lequel j’avais machinalement jeté les yeux, absorbait alors toute mon attention !

— Est-ce que vous lisez les journaux ? me demanda Grandjean. Ça m’étonne ! Quel intérêt un homme qui a été là-bas peut-il porter à tous ces mensonges ?

— Un intérêt que vous partageriez sans doute, si je vous faisais part de ce que contient ce numéro de journal !…

— Moi ! Vous vous trompez, monsieur : Ça m’est si égal ce qui se passe en France…

— Mais l’article que je lis n’a pas de rapport à la France… il n’y est question que du Mexique. On y raconte la fin tragique d’un galant homme avec lequel je me suis souvent rencontré à Paris, et qui avait toutes mes sympathies… M. le comte d’Ambron.

Le géant bondit de dessus son banc, et en proie à une émotion extraordinaire :

— M. le comte d’Ambron est mort ! me demanda-t-il en me serrant la main à me la broyer.

— Oui, il a été fusillé !

— Fusillé !… Par qui ?… pourquoi ?…

— Par les Mexicains, et pour avoir voulu conquérir leur territoire. Le dix-neuvième siècle n’est pas une époque pour les Fernand Cortez.

Grandjean ne m’écoutait plus. Après avoir repris sa place sur son banc, il avait apposé ses coudes sur la table, et, la tête appuyée sur ses gros poings, il semblait absorbé dans de graves réflexions.

Bientôt il se leva, et d’une voix qui avait perdu sa rudesse habituelle :

— Infortuné comte d’Ambron ! dit-il comme se parlant à lui-même, c’était un cœur noble et vaillant.

— Vous avez connu le comte d’Ambron ?

— Si je l’ai connu, répéta Grandjean, oh ! certes !… J’ai même combattu à ses côtés dans le désert !… Tenez, monsieur, éloignons-nous… Je ne saurais vous exprimer toute l’envie que j’ai de causer avec vous… et je craindrais, en restant ici, que nous ne soyons dérangés une seconde fois par ma femme !… Je ne l’ai qu’étourdie… elle reviendra !…

Il était huit heures du soir, la nuit était noire et nous nous promenions encore, Grandjean et moi, sur les bords de la Seine ; il m’avait commencé le récit des événements que je viens de rapporter dans cette histoire.

Tout à coup il s’arrêta, et prêtant l’oreille à un bruit lointain que je n’entendais pas encore :

— Écoutez ! me dit-il.

Quelques secondes après, les sons aigus et pénétrants d’une cloche brusquement agitée arrivaient jusqu’à nous ; enfin nous apercevions deux points lumineux glissant rapidement sur la Seine.

— C’est le bateau à vapeur qui se rend au Havre, me dit Grandjean. Adieu, monsieur, je pars.

— Et moi, je vous accompagne ! m’écriai-je.

Grandjean détacha un canot retenu par une chaîne à la rive ; et, m’offrant la main pour embarquer :

— Venez, me dit-il.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que nous accostions le vapeur, arrêté pour prendre un pilote. Grandjean, lorsqu’il me vit sur le pont, saisit la tirevieille, et repoussant du pied le canot qui nous avait transportés :

— Va porter mes adieux à ma femme, dit-il.

Trois heures plus tard nous étions au Havre. Le reste de la nuit se passa pour moi avec une rapidité inconcevable : Grandjean m’achevait son récit. Le jour commençait à poindre, lorsque nous sortîmes de l’hôtel où nous étions descendus.

— Où allons-nous ? demandai-je à ma nouvelle connaissance.

— Je vais retenir ma place à bord du paquebot qui part aujourd’hui pour New-York, puis ensuite j’irai chercher un peu d’argent que j’ai placé dans une maison de commerce… Oh ! il y a longtemps déjà que j’ai combiné ma fuite…Toutes mes mesures sont prises…

— Quoi ! vous allez retourner aux États-Unis, Grandjean ?

— Certes ! Est-ce que vous vous imaginez, monsieur, que je resterai à Villequier, pour aller purger en prison, comme disent les gens de loi, les condamnations prononcées contre moi ? Allons donc ! je préférerais me faire sauter la cervelle !

— Comment se fait-il que, détestant autant votre village, vous ayez pu y séjourner près de deux ans ?

Il me sembla que ma question gênait le Canadien. Enfin il se décida à y répondre.

— Ce qui m’a retenu jusqu’à présent, me dit-il, c’était l’amour que je portais à ma femme.

Il me fut impossible de retenir un sourire.

— Mais hier, Grandjean ?

— Eh bien ! quoi, hier ?

— Vous avez, si je ne m’abuse, assez malmené madame Grandjean ? Comment concilier vos façons énergiques vis-à-vis d’elle avec la passion qu’elle vous inspirait ?

— Je battais de temps en temps ma femme parce qu’elle était désagréable et que je la haïssais ; je l’aimais, parce qu’elle m’avait jeté un sort.

Le géant fit une légère pause ; puis baissant la voix et d’un air embarrassé :

— Êtes-vous marié, monsieur ? me demanda-t-il.

— Non.

— Alors votre étonnement est naturel ! Vous ne pouvez pas vous douter de ce que c’est qu’une femme… Ah ! si vous saviez !

Le géant rougit, baissa la tête et laissa tomber la conversation.

Vers midi, j’étais avec Grandjean sur la jetée ; il allait s’embarquer.

— Ainsi, lui dis-je quand il mit le pied sur le pont volant qui conduisait du quai au paquebot, vous êtes bien décidé ?

— Plus que jamais, me répondit-il ; puis, après m’avoir serré la main, il ajouta avec une sensibilité réelle, sentie, et à laquelle je ne m’attendais pas de sa part : Il y a là-bas deux tombes séparées que je dois réunir d’abord et entretenir ensuite de fleurs.


FIN.