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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 1, 1866.djvu/33

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— Que se passe-t-il donc ? demandai-je à un de mes voisins de table.

— Je l’ignore, citoyen, me répondit-il, à moins, toutefois, que ce ne soient les feuilles publiques que l’on attende.

— Mais ce silence qui règne dans le café ! La lecture à haute voix des feuilles publiques remplace-t-elle donc, à Avignon, la conversation ?

— Ah ! dame ! citoyen, c’est que… vous comprenez… quand on ne sait pas…

Mon interlocuteur hésita.

— Quand on ne sait pas quoi ? répétai-je.

— Eh bien, citoyen, les événements qui ont eu lieu à Paris ; on n’ose pas trop se prononcer… Je ne dis pas cela au moins pour moi… mon opinion est trop bien connue pour que je puisse être influencé en rien et par rien ; mais enfin il y a des gens qui pour s’être prononcés à Avignon, avant d’avoir pris connaissance des feuilles publiques, ont porté leurs têtes sur l’échafaud ? Alors vous comprenez que les timides regardent à deux fois avant de s’aventurer dans une conversation que les événements pourraient changer en crime !

Cette explication venait à peine de m’être donnée lorsque les feuilles publiques arrivèrent. Vingt personnes se précipitèrent au-devant du porteur pour les lui arracher ; mais un habitué les prit, les décacheta, et après avoir, avec une voix de stentor, commandé le silence, il monta sur une chaise, et, la feuille à la main, commença la lecture.

À peine le lecteur avait-il jeté les yeux sur le journal, qu’il se mit à l’agiter en l’air en poussant le cri de : vive la Montagne ! Le silence qui régnait dans le café devint encore plus intense, car ce geste et ce cri devaient annoncer quelque grave événement, les auditeurs ne respiraient plus. En effet, peu après nous apprîmes la condamnation à mort des vingt-un.

À l’annonce de ce triomphe de la Montagne, qui dessinait nettement la position, les habitués du café éclatèrent en applaudissements. Ce ne fut plus qu’un cri de rage contre les fédéralistes. On les couvrit d’imprécations, on inventa pour eux les épithètes les plus outrageantes ; on se plaignit que le supplice de la guillotine eût remplacé celui de la roue. En un mot, la peur changea les habitués de ce café en véritables cannibales. Parmi les énergumènes qui se distinguaient par la violence et par l’atrocité de leurs propos, je remarquai principalement trois personnes.

La première était un homme âgé d’environ trente-cinq ans, qui, vêtu d’une carmagnole brune et coiffé d’un bonnet rouge, présentait certes dans sa personne l’ensemble le plus hideux et le plus repoussant qu’on puisse imaginer. Ses yeux fauves et profondément enfoncés dans leurs orbites, ses joues blêmes et décharnées, ses grandes moustaches, l’expression bestiale et féroce tout à la fois de ses lèvres très-grosses et décolorées, étaient des indices certains qui permettaient à l’observateur de deviner à coup sûr quels devaient être les déplorables instincts de cet homme abruti par les plus mauvaises passions.

Les deux autres individus qui célébraient après lui, avec le plus d’enthousiasme, le triomphe de la Montagne, étaient justement placés à mes côtés. Les propos horribles qu’ils tenaient, et leurs imprécations furibondes contrastaient étrangement avec l’apparence, je dirai presque bonace, de leur physionomie. Tous les deux, âgés de quarante-cinq à cinquante ans, me parurent appartenir à la classe paisible, sédentaire, et toujours inoffensive des petits marchands.

Profondément dégoûté du triste spectacle que j’avais devant les yeux, je me levai bientôt, et ayant payé ma consommation, je me dirigeai vers la porte de sortie en haussant les épaules d’un air de mépris qui fut remarqué de tous les assistants.

Je ne suis pas d’une nature agressive et belliqueuse, mais je dois cet aveu au lecteur : je me sentais, depuis une heure que je portais l’épaulette, un tout autre homme. Il me semblait que nul ne pouvait me résister, que mon nouveau grade me donnait une force et un courage invincibles, que les yeux de l’univers étaient fixés sur mon importante personne.

Il est probable que ma démarche dut se ressentir de l’impression d’orgueil sous laquelle je me trouvais, car pas un seul des habitués n’osa ni relever mon geste méprisant, ni même m’en demander l’explication.

Ce ne fut qu’au moment où je franchis le seuil de la porte, qu’un cri spontané s’éleva dans toute la salle du café, contre moi.

— À bas le modéré ! le lâche se sauve ! à la lanterne le fédéraliste !

Toutes ces vociférations, qui m’arrivèrent distinctes, loin de m’épouvanter, me firent monter la colère au cœur. Laissant retomber la porte que je tenais déjà à moitié ouverte, je me retournai lentement vers mes agresseurs, et, d’une voix calme et ferme :

— Citoyens, leur dis-je, je m’en allais parce que vos propos me dégoûtaient, et non parce que je crains votre présence. Puisque vous semblez mettre en doute mon courage, je vais rester encore pendant dix minutes assis à cette table. Si l’un de vous désire que je lui coupe les oreilles, il me trouvera tout prêt à satisfaire son désir ! J’attends !

J’ai souvent remarqué que devant la multitude l’audace réussit presque toujours : le fait est qu’à mon impertinent défi un silence profond remplaça les clameurs, et que personne ne releva mon gant.

L’homme à la carmagnole brune et aux grandes moustaches, dont j’ai déjà parlé, fut le seul des habitués du café qui parut un instant vouloir accepter la lutte. Je le vis se lever à moitié, entr’ouvrir les lèvres, comme pour m’adresser la parole, et me regardant d’un air de menace ; mais abandonnant bientôt son projet, il se rassit sans mot dire, et se mit, tout en sifflant un air patriotique, à lire le journal.

Quant à mes deux voisins de table, — car j’avais repris ma première place, — ceux-là que j’avais déjà remarqués à cause de cet air tranquille qui contrastait si étrangement avec la fureur dont ils faisaient parade, ils n’osaient plus lever les yeux et ressemblaient à deux écoliers qui, pris en faute, ne savent plus quelle contenance tenir.

J’affectai, pour ne pas les décontenancer davantage, de ne pas m’occuper d’eux, lorsque j’entendis celui-là même à qui j’avais déjà adressé la parole dire à demi voix à son compagnon :

— Ma foi, mon cher Michaud, je t’avoue que je voudrais bien m’en aller ! Seulement j’ai peur que ma sortie ne soit interprétée par Scévola comme une marque de sympathie donnée aux fédéralistes !…

— J’éprouve le même désir que toi, Fontaine, lui répondit sur le même ton son compagnon, et je suis retenu par la même crainte… d’autant plus que Scévola, à qui j’ai refusé avant-hier de faire crédit, me garde rancune.

— Une idée, Michaud : si nous profitions du départ de ce militaire pour le suivre et nous échapper ?

— Tu as raison, c’est en effet une idée !

Ce court, mais expressif dialogue, qui donnait raison à mon pronostic, me prouva que j’avais bien jugé mes voisins en attribuant leur enthousiasme féroce à la peur. J’eus pitié d’eux, et voulant les aider à sortir d’embarras, je me levai de table et me dirigeai une seconde fois vers la porte : ils s’empressèrent d’emboîter leur pas sur le mien, Hélas ! cette manœuvre ne répondit pas à leur attente.