Aller au contenu

Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 1, 1866.djvu/34

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À peine étaient-ils parvenus à la moitié du café, que l’homme à la carmagnole brune, celui qu’ils avaient, dans leur conversation, désigné sous le nom de Scévola, quitta vivement sa place, et prenant le nommé Michaud par l’oreille :

— Halte-là, citoyen, — lui dit-il d’un air narquois, — nous avons besoin de ta voix pour célébrer le triomphe de la Montagne. Tu vas rester ici.

— Mais, citoyen, répondit Michaud en pâlissant, je ne puis pas perdre ainsi mon temps toute la journée, mon commerce et ma femme me réclament.

— Qu’est-ce à dire, perdre son temps ! Quel est ce manque de respect pour nous et pour la Montagne ? Reste, te dis-je, ou sinon, gare à toi !

— Mais, citoyen, après tout je suis libre, s’écria Michaud en essayant d’élever la voix, mon temps m’appartient…

— Et ce soufflet aussi ! Personne ne t’en contestera la propriété ! dit Scévola, qui, joignant l’action à la parole, frappa violemment de sa main le malheureux Michaud au visage.

À cette insulte sanglante, Michaud devint cramoisi, et se tournant vers son agresseur :

— Scévola, lui dit-il, d’un ton de doux reproche, pourquoi me traitez-vous ainsi ? Vous n’avez jamais eu cependant à vous plaindre de moi ? Ah ! vous m’avez fait bien du mal !

— Michaud se fâche ! s’écria en riant un des habitués. Voyez comme il traite Scévola !

Alors ce fut un éclat de rire général.

— Non, je ne me fâche pas, se hâta de dire l’insulté, je me plains. Je prétends que ce n’est pas une raison, parce que je lui ai refusé deux aunes de drap à crédit, pour que Scévola me frappe ainsi.

— Tu m’as refusé crédit à moi, misérable ! reprit Scévola furieux de cette révélation. Tu mens : je te connais trop voleur pour que j’aie jamais eu la pensée de mettre les pieds dans ta boutique. Si je t’ai frappé, c’est que cela m’a amusé ; si je récidive, c’est que cela m’amuse encore !

Et en effet, un second soufflet, plus retentissant que le premier, s’abattit sur la joue du marchand. Les habitués du café éclatèrent en bravos frénétiques, et crièrent :

— Vive Scévola !

Quant à moi, j’étais tellement indigné de l’infamie de cet homme qui ne craignait pas d’abuser de la faiblesse de son adversaire, que je fus sur le point de prendre parti pour ce dernier et de me déclarer solidaire de l’outrage qu’il avait reçu : Michaud ne m’en donna pas le temps, car, s’adressant à Scévola :

— Scévola, lui dit-il presque en pleurant, je vois bien qu’entre nous deux, toute amitié, malgré la communauté de nos sentiments patriotiques, n’est plus possible ! tu es mon ennemi et tu veux ma mort…

— C’est vrai ! et comme tu es un lâche, il faudra bien que j’aie recours à l’échafaud !

— Oui, je sais que tes dénonciations sont accueillies avec faveur ! Définitivement j’ai eu tort de te refuser un crédit ; n’importe, le mal est fait, n’en parlons plus ! Eh bien ! Scévola, puisqu’il faut que je meure, j’aime encore mieux que ce soit de ta main que de celle du bourreau. Tu vas donc me rendre raison de tes soufflets et nous allons nous battre !

— Nous battre ! s’écria Scévola en éclatant de rire. Dites donc, citoyens, Michaud qui veut tirer l’épée avec moi !… Qui retient ses places ?… À vingt sous les banquettes pour cette représentation. Passez au comptoir, les bureaux sont ouverts !

— Scévola, dit Michaud, je ne vois pas trop ce que ma proposition a de si plaisant, pour que tu essayes de la tourner en ridicule ! Je sais très-bien que tu es un duelliste, que tu as longtemps donné des leçons d’armes et que tu es certain de me tuer !

Que trouves-tu donc de si risible dans tout cela ? Voyons, réponds-moi, oui ou non acceptes-tu mon défi ?

— Parbleu ! est-ce que j’ai jamais refusé un duel, imbécile ? Allons, quels sont les témoins ? Choisis-les avec soin car je l’avertis qu’après que je l’aurai expédié, ils auront affaire à moi ! Je ne veux pas que l’on puisse prétendre que j’ai profité de ta poltronnerie et de ton inexpérience pour t’envoyer dans l’autre monde. La mort de tes témoins me réhabilitera.

— Citoyens, qui veut m’accompagner ? dit alors le triste Michaud, en s’adressant aux habitués. Mais personne ne lui répondit. La déclaration du terrible Scévola était trop précise.

— Si vous me faites l’honneur d’accepter mon aide, je ferai de mon mieux pour sauvegarder vos intérêts, citoyen, lui dis-je alors au milieu du silence.

— Ah ! monsieur, que vous êtes bon et que je vous remercie ! s’écria le malheureux en me serrant les mains avec effusion. Croyez que si par hasard je ne suis pas tué, je vous garderai une reconnaissance éternelle.

— Ne craignez rien, citoyen, lui répondis-je ; j’ai déjà vu beaucoup de tueurs d’hommes qui ne tuent personne… Ce sont des fanfarons qui puisent leur courage dans la terreur qu’ils savent inspirer à leurs adversaires avant le combat… Mais une fois l’épée à la main, toute cette intrépidité théâtrale tombe comme par enchantement !…

Le poltron bruyant et vantard reste alors et l’on en a bon marché…

— Est-ce pour moi, citoyen, que vous parlez ainsi ! me dit Scévola.

— Oui, citoyen, c’est pour vous ! lui répondis-je ; et, m’avançant alors vers lui jusqu’à le toucher, visage contre visage, je le regardai fixement entre les yeux.

— C’est bon ! me répondit-il, nous reprendrons cette conversation plus tard.

— Je l’espère bien ! Partons !


X

Personne, je le déclare ici, n’est doué d’un caractère plus doux et plus inoffensif que le mien, Toutefois, il est une chose que je ne puis supporter, qui me met hors de moi, me fait oublier toute prudence et rêver de sang, c’est l’abus de la force. Peut-être est-ce à ce penchant de mon caractère pour la justice que je dois, tout en étant républicain de cœur, de maudire les excès commis au nom de la liberté, et de désespérer de la révolution.

Le combat étant chose convenue, il fut résolu, sur les instances de Michaud qui voulait finir le plus tôt possible, qu’il aurait lieu immédiatement, Nous nous donnâmes rendez-vous, une demi-heure après, à une des portes de la ville, et je m’en fus de suite au quartier voir si je ne trouverais pas Anselme, et chercher des épées, Michaud m’accompagna.

— Voyons, monsieur, lui dis-je pendant le trajet, n’y aurait-il pas moyen de nous arranger de façon à égaliser les chances ! Si, profitant de votre rôle d’offensé, vous demandiez le pistolet ?

— Hélas ! épée ou pistolet, cela m’est bien égal ! Je n’ai jamais, de ma vie entière, touché une arme ! Je ne saurais même pas tirer un coup de feu !…

— En ce cas, conservons l’épée. Ne vous troublez pas ; frappez d’estoc et de taille ; tendez votre fer dès que vous apercevrez un jour, et fiez-vous pour le reste au hasard. On