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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/12

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— Quand tu voudras, lui répondit notre hôte, je suis prêt.

Quelques minutes plus tard, nous entendîmes retentir dans la rue, devant les fenêtres de la pièce où nous étions, le son du tambour, des fifres et des cornets.

— Venez-vous, citoyens ? nous dit en souriant le maire.

— C’est la noce qui se met en marche, s’écria Jérôme en s’adressant à son ancien élève ; tiens, c’est singulier, je n’ai pas encore aperçu votre fiancée.

— Je ne me marie que demain, mon cher maître ; cette musique ou ce charivari annonce tout bonnement le commencement d’une fête civique.

— Si c’est celle de la Raison, j’ai déjà été à même d’y assister à deux reprises différentes, et je vous prierai de ne pas exiger que je vous y accompagne, dis-je vivement au maire.

— Non, citoyen, la fête que nous célébrons aujourd’hui, pour nous conformer à un décret rendu à la Convention, est celle de l’Être suprême.

— Ce qui signifie qu’il s’agit d’accomplir avec pompe et bruit un sacrilége. Au fait, je suis curieux de savoir jusqu’où peut atteindre la bêtise humaine. Allons.

Nous trouvâmes à la porte les officiers municipaux du bourg et un groupe de paysans armés de piques.

À l’arrivée du maire, le cortége se mit en mouvement, précédé par un grand diable de garçon, qui portait sur une croix d’étain, dont les bras étaient cassés, un bonnet de laine d’un rouge douteux.

Nous traversâmes d’abord un cimetière, dont les tombes bouleversées et les pierres tumulaires brisées apparaissaient çà et là, enfouies dans de grandes herbes, à mes regards attristés, et nous pénétrâmes dans une vieille église.

La maison du Seigneur n’avait pas plus été respectée que la demeure des morts : elle présentait l’image du chaos !

Qu’on se figure un monceau de dalles et de pierres tumulaires, arrachées du sol par la main des salpêtriers et encombrant la nef de l’église ; à côté de ces débris, des chaudières et des baquets ; à droite et à gauche de l’autel, un tas compact d’ossements humains, de débris de statues des saints, d’armoiries et de bancs sculptés, brisés.

Enfin, sur la table de l’autel, on avait posé de grands ais couverts de verdure ; sur ces ais, à la place jadis occupée par le tabernacle, était une chaise qui attendait le maire.

À peine s’y fut-il assis, que le cortége, composé d’une cinquantaine de personnes, l’entoura, et qu’il s’exprima à peu près eu ces termes :


« Citoyens, nous voilà rassemblés pour célébrer la fête de l’Être suprême, de cet Être créateur et incréé que la Convention veut, par son décret de prairial, que nous honorions aujourd’hui. Que n’ai-je la harpe de Rousseau de Paris et le génie de Rousseau de Genève, pour pouvoir chanter dignement les louanges de Celui qui fut avant le monde et qui restera après lui ! de Celui qui nous donne nos moissons, qui met en nos cœurs l’amour de la patrie et de la liberté ! Il est ici des hommes plus aptes que moi à remplir cette tâche glorieuse et difficile ; qu’ils s’avancent, et, le premier de tous, j’applaudirai à leur parole !

« En attendant, et puisque mon inexpérience m’empêche d’exprimer le saint enthousiasme qui m’agite, permettez au moins que ma voix, écho de mon cœur, entonne l’hymne composée par ordre du comité de salut public, en l’honneur du grand Créateur de toutes choses !… »


Le maire tira alors de la poche de sa carmagnole un rouleau de musique, puis, après avoir solfié à demi-voix quelques notes pour prendre ton, il attaqua, en faussant outrageusement, l’hymne si connue de « Père de l’univers, suprême intelligence ! »

À la fin de chaque couplet, le tambour battait, les joueurs de fifres et de cornet soufflaient dans leurs instruments avec un zèle désordonné, et l’ex-clerc de paroisse, ce même grand drôle qui avait précédé le cortége, en portant sur la hampe de la croix un bonnet rouge, agitait violemment une grosse clé entre les deux branches écartées d’une pincette. Jamais de ma vie je n’ai entendu un charivari pareil.

Lorsque l’hymne fut achevée, les assistants, fidèles sans doute au programme de fête arrêté d’avance, se mirent à crier, à tue-tête, sans se rendre compte, certes, de la stupidité de leur vœu : « Vive l’Être immortel ! Vive l’Être suprême ! »

— Que pensez-vous de toute cette comédie, mon officier ? me demanda à voix basse le régent de rhétorique, Jérôme Bontemps.

— Je pense, mon cher poète, lui répondis-je sur le même ton, que la tenue de l’assistance est trop décente pour que ces pauvres paysans aient la conscience du sacrilége qu’ils accomplissent ; ils croient bien faire. Au reste, je suppose que la farce est jouée et qu’on va se séparer.

— J’en doute beaucoup, me répondit le régent ; il est rare, par le temps d’éloquence qui court et avec la manie de parler qui sévit aujourd’hui en France, que sur cinquante personnes réunies, pas une seule ne prenne la parole. Nous devons nous attendre à d’autres discours. Quant à moi, je ne demande qu’une chose : qu’ils ne soient plus longs que celui prononcé par mon ancien élève.

Jérôme Bontemps avait raison. Les cris de : Vive l’Éternel ! avaient à peine cessé, quand un jeune homme, chaussé de grandes bottes et portant une cravache à la main, se leva du banc où il était assis, et, s’avançant au milieu des décombres qui obstruaient la nef de l’église, demanda la parole.


IV

Le calme ne rétablissant pas assez vite, le maire se mit à agiter une de ces sonnettes que l’on attache au col des brebis, et obtint enfin, après de longs efforts, un peu de silence.

— La parole est à toi, citoyen officier de santé, dit-il alors au nouvel orateur. Le jeune homme aux grandes bottes et à la cravache ôta aussitôt son chapeau, se coiffa d’un bonnet rouge, qu’il retira d’une des poches de son habit, et, retournant à sa place où il resta debout :

— Citoyens, s’écria-t-il d’une voix aigre et perçante, la superstition du dimanche emplissait autrefois ce lieu que la décade a rendu solitaire ! Cela nous prouve, frères et amis, que jadis le nombre des imbéciles l’emportait sur celui des hommes raisonnables, et que le contraire a lieu aujourd’hui.

Dans ce temple, dont les murs sont encore noircis par la flamme des cierges qu’alluma la superstition, je veux faire briller à vos yeux le flambeau de la raison ! Jusqu’à présent l’on vous a trompés, je vous apporte la vérité et le bonheur ! Frères et amis, ces mots de Dieu, âme, immortalité, enfer, ont été inventés pour vous faire payer la dîme, pour soutirer de vos bourses le plus pur de votre argent. Ce sont là des contes bleus inventés par des hommes noirs. Nos grands pères ont eu la bonhomie d’ajouter foi à ces fables ingénieuses et perfides, leurs petits-fils auront le bon esprit d’en rire.

La plante, frères et amis, n’a d’autre avantage sur la terre, dont elle se nourrit, que sa faculté végétative ; l’animal, sur la plante qui le nourrit, que la faculté sensitive ; l’homme enfin, sur l’animal dont il se nourrit, que la faculté du tact et de la parole. Quelle vérité ressort de cette observation ? Que la plante, l’animal et l’homme, après leur destruction, deviennent égaux dans une poussière de même na-