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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/13

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ture ! Bannissez donc toute crainte d’un autre monde, d’une autre vie ! Soyez heureux ici bas, et obéissez, — en tant, cela va sans dire, que vous respecterez la République et la Convention, — à vos désirs et à vos passions.

On ne peut nier, frères et amis, que la Convention n’ait établi la fête de l’Être suprême ; mais il faut que je vous révèle toute sa pensée. En agissant ainsi, elle a voulu d’abord détrôner Dieu ; bientôt, lorsque cette vieille et ridicule superstition sera déracinée, elle abolira à son tour cet Être suprême, qui nous sert de transition pour passer des ténèbres à la lumière, et elle ne reconnaîtra plus alors que la fête de la Vérité. J’anticipe ici, frères et amis, au milieu de vous tous, qui êtes et qui allez devenir philosophes, la célébration de cette fête future, la seule logique et digne d’un peuple sensé !

Plus de ciel, plus de Dieu, plus de contes, plus d’Être suprême ! Vivent les jouissances matérielles de la vie, le triomphe du bon sens, la liberté absolue et la fraternité !

L’officier de santé, après avoir prononcé ces derniers mots avec une animation et une violence extrêmes, essuya son front ruisselant de sueur et se rassit sur son banc, au bruit des fifres, des tambours et des applaudissements du maire, des enfants et de l’ex-clerc !

J’étais, quant à moi, malgré le mépris profond que me causaient de pareilles monstruosités, indigné au delà de toute expression.

— Pourquoi donc, mon officier, avez-vous logographié cet abominable discours ? me demanda le régent de rhétorique en me voyant replier mes tablettes ; je l’entends aujourd’hui prononcer au moins pour la millième fois.

— C’est justement parce que ce discours présente un échantillon exact et complet de l’éloquence actuelle, que je tiens à le conserver. Dans cinquante ans d’ici, il présentera un document précieux pour l’étude de notre époque.

J’espérais qu’après le long cri de haine et de folie poussé par l’officier de santé, les orateurs, ne trouvant plus aucun nouveau sacrilége à commettre, renonceraient à la parole, et que cette déplorable fête, puisque fête il y a, allait se terminer ; je me trompais.

À peine l’officier de santé venait-il de se rasseoir, qu’une voix ferme et accentuée, dominant le bruit des fifres, des cornets et tambours, demanda la parole.

Le nouvel orateur était un grand et beau vieillard, dont la contenance pleine de calme et de dignité, la taille droite et encore souple, annonçaient une de ces existences simples et vertueuses qui laissent à l’esprit toute son intelligence et au corps toute sa vigueur, jusqu’aux dernières limites de la vie.

Le temps avait dépouillé de sa chevelure la tête du vieillard, mais non pas éteint le feu de son regard. Sa tête présentait un de ces types énergiques et placides tout à la fois, comme sait les trouver le pinceau de Greuze.

Appuyé sur un bâton noueux et le bras droit en avant, le vieillard resta un moment plongé dans ses réflexions : un grand silence s’était fait !

— Quel est ce beau vieillard ? demandai-je à mon compagnon Jérôme Bontemps.

— C’est un des notables du conseil général de la commune, me répondit-il, mais écoutez, il va parler. Je me trompe fort, ou l’officier de santé ne jouira pas longtemps de son triomphe.

Avant que le vieillard eût prononcé une parole, j’étais déjà prévenu en faveur de ce qu’il allait dire. Que le lecteur juge donc combien fut grand mon désappointement, lorsque je l’entendis s’exprimer en patois.

— Pourquoi n’emploie-t-il donc pas le français ? dis-je à l’ex-régent de rhétorique.

— Par l’excellente raison qu’il n’y a pas dans la réunion dix personnes qui parlent cette langue. Croyez-vous donc que, si nos braves paysans eussent compris tout à l’heure le discours de l’officier de santé, il eût été applaudi ? Non, certes, loin de là : le carabin aurait passé un mauvais quart d’heure ! Laissez-moi écouter, je vous prie ! La nature manque d’art, c’est vrai, mais elle trouve parfois d’heureux mouvements d’éloquence.

— Me traduirez-vous ce discours au fur et à mesure qu’il sera prononcé ?

— Fort volontiers ; je m’y engage.

— Alors je me tais et je vous écoute.

Comme le notable du conseil général de la commune s’exprimait avec une certaine solennité pleine de lenteur, ce fut chose facile au régent d’accomplir sa promesse.

Le vieillard tint le langage auquel je m’attendais, c’est-à-dire un langage du cœur. Il commença d’abord par décrire l’incommensurable puissance et l’inépuisable bonté de Dieu, puis traduisant enfin le discours de l’officier de santé, il demanda aux assistants s’il était convenable de tolérer de tels blasphèmes ?

À cette question posée simplement, sans emphase et sans colère, des cris de rage s’élevèrent de toutes parts, et les paysans, abandonnant les bancs où ils étaient assis, se précipitèrent, semblables à une avalanche, vers le malencontreux carabin qui, pâle, défait, sans voix et sans haleine, se mit à trembler de tout son corps et à demander grâce.

Les campagnards exaspérés ne voulaient rien entendre, et la scène menaçait de tourner au tragique, malgré les efforts du maire, qui, descendu de dessus son fauteuil, s’efforçait d’interposer son autorité entre la fureur de ses administrés et l’objet de leur courroux, lorsqu’un homme, âgé d’une cinquantaine d’années, vêtu avec un soin assez rare pour l’époque, d’un extérieur sévère et imposant, s’avança gravement au milieu de l’émeute et, d’une voix sévère, réclama le silence.

À l’apparition de cet inconnu, que je n’avais pas encore aperçu, le calme se rétablit sur-le-champ.

— Mes amis, dit-il, en désignant par un geste d’un souverain mépris le misérable officier de santé pâle et tremblant, ce n’est point de l’indignation, mais bien de la pitié que l’on doit ressentir pour les insensés ! Faites sortir d’ici ce malheureux qui trouble la cérémonie, mais ne le maltraitez pas ! Il ne croit pas, dit-il, à Dieu, vous voyez qu’il est déjà bien assez à plaindre !

L’inconnu, après avoir prononcé ces paroles que le vieillard s’empressa de traduire en patois à l’assistance, se retourna de nouveau vers le carabin et lui montra du doigt la porte de l’église. L’athée ne se fit pas prier. Il se sauva au milieu d’un concert de huées et de cris.

— Quel est cet homme ? demandai-je à mon compagnon, Est-ce donc un commissaire du salut public pour qu’il jouisse d’une telle puissance ? Mais non, l’acte d’autorité qu’il vient d’accomplir n’annonce pas un esprit révolutionnaire.

— Cet homme, me répondit le régent, est, comme vous et moi, un simple citoyen. Seulement son caractère éminemment honorable et ses vertus privées, appréciées comme ils méritent de l’être par les campagnards, lui donnent sur eux une grande influence. Avant la révolution il remplissait l’important charge de lieutenant criminel. Il se nomme de N***. Désirez-vous que je vous présente à lui ?

— Ma foi, je ne refuse pas ! Les gens honnêtes, et qui ne craignent pas de le paraître, sont si rares aujourd’hui, que quand le hasard en met un sur votre roule, on ne doit pas s’éloigner de lui sans lui laisser voir l’estime qu’il vous inspire.

Au sortir de l’église, la procession de la fête de l’Être suprême se dispersa en tous les sens, et je retournai avec mon compagnon le régent à la mairie. La première personne que j’aperçus en arrivant fut l’ex-lieutenant criminel de N***.

Ce dernier, en voyant Jérôme Bontemps, se mit à sourire et lui tendit affectueusement la main en l’appelant son maître. Mon ami, fidèle à sa promesse, me présenta à M. de N***