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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/17

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— Le fait est que, pour la première fois de ma vie, j’ai parjuré mon honneur de soldat, dit d’un ton bourru le lieutenant. Après tout, que diable, on a beau être gendarme, cela ne vous empêche pas d’appartenir toujours par quelque côté à l’humanité.

Tenez, j’ai souvent vu pleurer depuis que j’exerce ; eh bien, croyez-moi ! je ne me souviens pas de m’être laissé une seule fois attendrir ; mais tout à l’heure, si votre pauvre femme m’avait dit : Lieutenant, voulez-vous me faire le plaisir de laisser échapper mon mari, je lui aurais répondu : Je serai fusillé, citoyenne, mais ça ne fait rien ; votre mari peut s’en aller !… Il y a vraiment des moments dans la vie où l’on est d’une bêtise effroyable…

— Mon lieutenant, n’essayez point de me donner le change sur votre sensibilité : vous êtes bon, humain, compatissant, voilà la vérité.

— Du tout, saprebleu ! je ne suis pas compatissant | Voulez-vous bien ne pas dire de pareilles choses. Vous tenez donc à me déshonorer ! Et la preuve que ma faiblesse de tout à l’heure a été un accident, c’est qu’à présent je ne suis pas plus ému en vous conduisant à la mort, que s’il s’agissait pour moi de boire un verre de vin ! Mais, assez causé ! Je finirais, en continuant de bavarder ainsi avec vous, par me faire dénoncer par quelques-uns de mes hommes et être arrêté comme suspect.

Le lieutenant, après cette réponse, poussa son cheval au milieu de ses gendarmes, et nous restâmes seuls, l’ex-lieutenant criminel, Maurice et moi. Séparés par une distance d’une dizaine de pas de l’escorte, il nous était facile de causer sans craindre que notre conversation ne fût entendue ; mais nous avions tous les trois le cœur tellement gros, que nous gardions un morne silence.

Ce fut M. de N*** qui, le premier, entama la conversation.

— Je regrette, mon cher hôte, que mon hospitalité ait si mal tourné pour vous, me dit-il ; mais je ne pouvais raisonnablement prévoir ce qui est arrivé, ce coquin de Charles est la cause de tout ce malheur. Dieu veuille qu’il n’en soit pas puni !

— Oh ! il le sera, mon oncle, soyez-en sûr ! s’écria Maurice avec véhémence, sur mon honneur, je vous jure que cet infâme, s’il échappe à la guillotine, mourra de ma main !

— Maurice, dit gravement M. de N***, le serment que vous venez de proférer est une mauvaise action. Oubliez-vous donc que ma fille n’a plus que vous au monde pour appui ?

— Ah ! mon bon oncle, croyez…

— Oui, je sais ce que vous valez, Maurice !

— Mais, monsieur, dis-je alors à M. de N***, quel est donc ce Charles qui vous a dénoncé ?

— J’allais vous raconter son histoire, lorsque l’on est venu m’arrêter ; écoutez-moi à présent, je vais vous la dire.

M. de N*** se recueillit pendant quelques secondes, puis reprit bientôt d’une voix aussi calme et aussi naturelle que s’il eût été dans son salon :

— Charles, me dit-il, est un de mes parents. Je ne vous raconterai ni son enfance indomptable, ni sa déplorable jeunesse. Qu’il vous suffise de savoir que Charles, à vingt-cinq ans, comparut devant moi comme accusé d’avoir commis un assassinat et un faux ! En mon âme et conscience, il était coupable de ces deux crimes, et si j’eusse voulu employer tous les moyens d’action que la loi m’accordait, il serait mort sur la roue ! Mais non !

Pour la première fois je faiblis dans l’accomplissement de mon devoir, et je sauvai le coupable de la peine capitale : il fut seulement condamné, son faux ne pouvant être mis en doute, à la flétrissure et aux galères. Voilà l’homme à qui je dois de me trouver aujourd’hui à la veille de monter sur l’échafaud.

— Ne poursuivez pas ce récit, je vous en prie, dis-je à M. de N*** en l’interrompant, ces souvenirs du passé ne peuvent que vous être pénibles.

À la clarté de la lune, alors dans son plein, je vis passer sur le visage de l’ex-lieutenant criminel un indéfinissable sourire de tristesse mélancolique.

— Je vous sais gré, mon cher monsieur, de votre délicatesse, me répondit-il d’une voix pleine de résignation et de douceur ; mais, hélas ! je me sens trop près de l’éternité pour que l’image de mon passé se présente avec quelque vivacité à mon esprit ! Ma jeunesse n’apparaît, en ce moment, à mes yeux, que comme un rêve confus et effacé, qui brave l’analyse et qu’un prochain réveil va dissiper !

— Ne parlez pas ainsi, je vous en conjure, m’écriai-je avec un attendrissement que je ne pus dissimuler ; qui sait si cet avenir que vous croyez fini ne vous réserve pas encore de longs jours de calme et de bonheur ? Nous vivons à une époque où l’imprévu est seul probable, à une époque où les événements les plus divers et les plus étranges se multiplient avec une telle rapidité, que l’homme sage ne doit se laisser aller ni au découragement, ni à la confiance !

En réponse à ces paroles d’espérance, que je prononçais sans oser, hélas ! y croire moi-même, l’ex-lieutenant criminel se contenta de tourner lentement la tête en signe de doute, de dénégation : puis, après un moment de silence, et probablement dans l’intention de couper court à la conversation, il reprit son récit :

— Charles, continua-t-il, était aux galères lorsque la révolution éclata. Vous dire de quelle façon il s’y prit pour parvenir à recouvrer sa liberté, c’est ce que j’ignore ; probablement, il trouva le moyen de se faire passer pour une victime politique ; toujours est-il qu’il ne tarda pas à devenir un orateur véhément, un patriote remarquable, enfin, une de ces mille et une puissances qui règnent aujourd’hui sur la France par l’audace éhontée qu’ils déploient, et par la terreur qu’ils inspirent.

Des ennemis, jaloux de sa popularité, l’accusèrent devant une assemblée d’électeurs d’être dévoué à la monarchie. Charles, tombant dans le piége, demanda que l’on fournit la preuve de cette accusation. La preuve, lui répondit-on, tu la portes sur ta personne. Jette bas la carmagnole, et l’on verra sur tes épaules, tracés en signes indélébiles, les emblèmes de la royauté.

Cette révélation accablante fit échouer la candidature de mon parent, qui, la rage et la vengeance dans le cœur, dut quitter la ville, où ses antécédents venaient d’être dévoilés ’une façon si publique et si éclatante.

Le misérable, oubliant alors et ses épouvantables antécédents et la partialité que j’avais eu la faiblesse de déployer à son égard, ne vit plus en moi que le juge qui l’avait fait flétrir, que l’homme qui avait brisé son avenir, et il tourna contre moi toute sa rage. Déjà une fois j’ai été arrêté sous un prétexte tellement ridicule, que devant la futilité de l’accusation, et devant surtout la colère et les menaces que montrèrent et firent entendre les paysans, l’autorité ne crut pouvoir me garder en prison plus de vingt-quatre heures.

Aujourd’hui, éclairé par l’expérience, Charles, ainsi que nous l’a appris mon neveu, a trouvé un moyen infaillible pour me perdre sans ressource. Il a simulé une lettre qui me serait adressée par un émigré, lettre que le hasard a fait, dit-il, tomber entre ses mains, et que, patriote dévoué, il s’est empressé de remettre au comité de salut public. Vous comprenez que devant une accusation si accablante pour moi, il ne m’est plus permis de conserver le moindre espoir.