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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/18

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— Pourquoi cela ? m’écriai-je avec vivacité. Qui vous empêchera de dévoiler à vos juges la ruse infernale dont vous êtes la victime ? Vous leur raconterez et l’infamie de votre parent et la vengeance qu’il croyait avoir à exercer contre vous, et vous sortirez triomphant de cette accusation…

— On ne sort jamais triomphant, de nos jours, d’une accusation capitale, me répondit tranquillement l’ex-lieutenant criminel : il n’y a pas un seul exemple d’un citoyen absous, lorsqu’à son dossier s’est trouvée une preuve matérielle contre lui…

— Mais cette prétendue lettre d’un émigré est un faux.

— Certes. N’importe, je vois et j’entends déjà d’ici mes juges : Le citoyen N***, dira l’accusateur public, est convaincu d’avoir entretenu des relations criminelles avec un ci-devant, un ennemi de la République ; nous possédons leur correspondance, en voici un passage. Alors, l’accusateur public donnera lecture au tribunal du passage le plus compromettant de la lettre écrite par mon cousin ; des cris de fureur et d’indignation retentiront de tous côtés dans la salle d’audience ; le peuple demandera que les débats soient clos et que l’on aille aux voix ; puis, deux minutes plus tard, le président du tribunal proclamera, au milieu des bravos frénétiques de l’auditoire, la sentence qui me condamnera à mort, et tout sera dit ! N’essayez donc pas de me donner un espoir que vous ne pouvez pas avoir vous-même, et qui ne ferait, si je m’y laissais aller, que de rendre mes derniers moments plus cruels !

Je compris qu’avec un homme aussi énergiquement trempé que l’était le lieutenant criminel, mes consolations banales étaient déplacées, et je gardai le silence. Pensant aussi qu’il ne serait pas fâché de passer les dernières heures qui lui restaient, seul avec son neveu Maurice, je m’éloignai peu à peu de lui, afin de ne pas le troubler dans ce dernier entretien.


V

Il était près de deux heures du matin lorsque nous arrivâmes à Sauve. Un peu avant d’atteindre cette petite ville, le lieutenant de gendarmerie avait fait placer M. de N*** au milieu de ses soldats. Maurice et moi, après avoir donné une dernière poignée de main à l’infortuné de N***, nous nous réfugiâmes dans un cabaret pour y passer la nuit.

Je n’ai pas besoin d’ajouter que ni le jeune homme ni moi ne songeâmes à profiter du mauvais lit qui se trouvait dans notre chambre. Assis en face l’un de l’autre, sur deux chaises vermoulues et boiteuses, nous nous regardions sans nous voir et nous observions un pénible silence.

Plusieurs fois, Maurice poussa des exclamations de joie en s’écriant : « Il est sauvé ! » Alors je l’interrogeais et le jeune homme me communiquait un de ces projets insensés et impraticables comme le désespoir peut seul en inspirer ; un moment je partageais son espoir, mais bientôt la réalité m’apparaissait telle qu’elle était et non telle que nous la faisions ; alors, en entendant mes objections, Maurice poussait un profond soupir et retombait dans son morne silence.

À peine les premières lueurs du jour apparurent-elles à l’horizon, que nous nous empressâmes de nous rendre à la maison de détention, où l’ex-lieutenant criminel avait été réuni au convoi de prisonniers qui était arrivé la veille.

Grâce à mon uniforme, qui me donnait une certaine autorité morale ; grâce surtout à une pièce de trente sols que je sus glisser à propos dans la main toute grande ouverte et à moitié tendue vers moi du porte-clés, j’appris que le convoi devait se diriger vers Paris, et que les prisonniers étaient destinés à comparaître devant Fouquier-Tinville.

— Hélas ! s’écria Maurice, mon oncle avait raison : rien ne peut le sauver !

Le jeune homme, après avoir prononcé ces mots avec un accablement extrême, se laissa tomber sur une chaise, et, la tête appuyée entre les mains, parut plongé dans une méditation profonde.

— Allons, Maurice, du courage, lui dis-je, en lui frappant amicalement sur l’épaule ; que diable ! quand on est homme, on ne se laisse pas terrasser ainsi par la douleur. Allons, levez-vous, et puisque le citoyen, continuai-je en désignant le