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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/25

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arrière et la figure couverte de mousse de savon, pérorait, en agitant son rasoir en l’air, sur les événements de la décade.

— Ah ! disait-il, je ne veux pas médire de la guillotine, mais je trouve cependant que cette invention laisse beaucoup à désirer. Nous autres barbiers patriotes ferions plus de besogne en une heure que l’instrument de Guillotin en un jour ! Supposez, par exemple, que le citoyen que je suis en train de raser en ce moment soit un aristocrate et un fédéraliste, ziste ! Un léger coup de rasoir, et voilà un dangereux coquin de moins.

Le barbier, en parlent ainsi, pour donner plus dénergie et plus de clarté sans doute à sa démonstration, passa vivement le dos de son instrument sur le col de la pratique qui, sentant le froid de l’acier, poussa un cri terrible et manqua de tomber de dessus sa chaise par terre.

De grands éclats de rire accueillirent cette belle plaisanterie. Le patient, car ce malheureux barbier se servait de ses rasoirs avec une telle maladresse, que ses pratiques sortaient de ses mains avec le visage en sang ; le patient, dis-je expédié, un vieil homme complètement chauve prit sa place.

— Pourrais-tu, citoyen, dit-il au barbier, me mettre un peu de poudre d’amidon sur la tête, pour remplacer la perruque que mes principes républicains m’empêchent de porter ?

— De l’amidon, répéta le barbier d’un air indigné. Ah ! tu te lances donc aussi dans le luxe, père Jérôme ! Prends garde à toi ! Au reste, quand bien même, foulant aux pieds ma rigidité, je consentirais à me rendre à ta demande, cela me serait impossible ; voila plus de dix mois que pas une once d’amidon n’est entrée dans ma boutique.

— Eh bien ! alors, citoyen, reprit le vieillard, remplace l’amidon par un peu de farine.

— De la farine ! Me prends-tu donc pour un traître ! Te figures-tu que je m’en vais prodiguer la nourriture du peuple pour satisfaire ta ridicule coquetterie !

— Mais, citoyen, l’air, en frappant sur ma tête dégarnie.

— Tais-toi, imprudent où conspirateur ! Apporte-moi, si tu le veux, de la farine-folle avec un certificat du maire, visé par l’administration du district, qui constatera que c’est de la farine-folle, et alors je te saupoudrerai à ta guise !

Ne voulant pas avoir avec ce barbier une querelle ridicule, et sentant que la patience commençait à m’échapper, je sortis de la boutique sans dire un mot, et me remis tout de suite en route.

À partir de la charmante petite ville de La Vignan où j’arrivai peu après, le pays désert et aride, que j’avais parcouru jusqu’alors, se changea en une terre fertile et couverte d’une admirable végétation.

Dégoûté des centres de population qui ne m’offraient que le triste spectacle des mauvaises passions humaines, sous leur côté le plus mesquin, je résolus d’éviter, autant que possible, le séjour des villes et d’entrer dans la montagne. En effet, à partir de Merneys je m’enfonçai dans les Cévennes.

J’étais parti un matin de fort bonne heure afin d’arriver avant la tombée de la nuit à Mende, où je comptais coucher, lorsqu’à la vue de plusieurs plantes assez rares, je quittai le sentier que je suivais et m’enfonçai dans la montagne.

La botanique et la minéralogie ont toujours été mes passions favorites ; le lecteur ne s’étonnera pas qu’entouré de trésors, comme je l’étais alors, je ne songeai plus à mon itinéraire.

Bourrant de plantes et d’échantillons de pierre mon sac, hélas ! à peu près vide de provisions, je ne m’arrêtai dans mes recherches que quand la fatigue et la faim m’attaquaient ensemble avec une certaine violence.

M’asseyant au pied d’une grande roche, qui me garantissait des rayons du soleil, alors dans son plein, je tirai d’un linge humide où il était soigneusement enveloppé un morceau de pain qui pesait à peu près cinq onces et constituait, avec quelques figues, toutes mes provisions, puis je me mis à dîner.

J’attaquais avec une modération calculée, afin de me tromper moi-même sur la petite quantité de mes provisions, mes cinq onces de pain et mes figues, lorsqu’il me sembla entendre un léger bruit dans les broussailles et les fougères qui m’environnaient.

En effet, presque aussitôt je vis sortir du milieu d’un fourré un tout jeune homme fort élégamment vêtu, et qui, à mon aspect, ne put retenir un cri de surprise.

Le fait est qu’avec mon uniforme couvert de poussière et déchiré en maint endroit, mes chaussures raccommodées avec des ficelles, mes grandes moustaches et ma barbe inculte, je ne devais inspirer que fort médiocrement la confiance.

Remarquant l’hésitation du tout jeune-homme, je me mis à rire et, lui adressant la parole sans quitter ma place :

— Citoyen, l’habit ne fait pas le moine, comme dit le proverbe ; j’ai l’air d’un gueux, j’en conviens ; mais je suis un officier du régiment de la Côte-d’Or. Si vous désirez partager mon repas, asseyez-vous à mes côtés. Il me reste encore quatre figues et près de deux onces de pain. Si vous tardez cinq minutes à accepter, il ne restera plus rien du tout !

Le jeune homme, rassuré par la façon joyeuse dont je lui avais parlé, se mit à son tour à sourire.

— Je ne vous cacherai pas, citoyen, me répondit-il, qu’à la première vue, je vous ai pris pour un fédéraliste en fuite, et que vous m’avez assez fort effrayé. Puis-je vous demander quelle route vous suivez ?

— Je compte aller coucher ce soir à Mende.

— Aller coucher ce soir à Mende ! répéta le jeune homme, vous n’y songez pas. Savez-vous à quelle distance vous êtes de cette ville ?

— Ma foi non ! À deux ou trois lieues, j’imagine…

— Vous êtes loin de compte. À sept lieues.

— Est-il possible ! Mais alors j’ai donc reculé depuis ce matin au lieu d’avancer ?

— Vous devez, mon officier, remercier, en effet, l’heureux hasard qui m’a mis sur votre route, et me suivre.

— Vous suivre. Ma foi, avec plaisir ! Seulement me permettrez-vous de vous demander où vous comptez me conduire ?

— J’ai le regret de ne pouvoir répondre à cette question, Tout ce qu’il m’est permis de vous dire, c’est que vous aurez un excellent lit, un délicieux souper, que l’on vous fera un accueil fort gracieux, et que l’on ne vous demandera rien pour votre dépense !

— Ah ! çà, ne me contez-vous pas là une histoire tirée des Mille et une Nuits.

— Du tout ; je vous parle en connaissance de cause. Toutefois, je prendrai la liberté de vous prier, une fois pour toutes, en supposant que vous acceptiez mon offre, de ne plus m’adresser à ce sujet aucune question.

— J’accepte votre offre, et m’engage à ne plus parler que de botanique, tant vous m’avez fait venir l’eau à la bouche, et tant j’ai peur de manquer ce fameux souper et ce lit moelleux qui m’attendent.

— Alors, hâtons le pas ; nous avons encore au moins deux lieues à faire.

— Dans quelle direction nous rendons-nous ?

— Là-bas, derrière ces montagnes que vous apercevez au couchant.

Après une marche de plus de quatre heures, car vu l’âpreté des chemins que nous parcourions, nous étions obligés à de fréquentes haltes, nous arrivâmes à un bois de sapins et de hautes futaies, qui, placé sur le plateau d’une montagne, dominait une grande étendue de terrain.

— Tiens, voilà qui est plaisant, dis-je au jeune homme, aussi loin que la nuit qui se fait permet à mon regard d’atteindre, je n’aperçois pas une seule habitation. Il me semble cependant que nous avons déjà dû franchir les deux lieues qui, d’après vous, nous restaient seulement à faire !