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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/26

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— Aussi sommes-nous arrivés, me répondit mon jeune compagnon d’un air railleur.

— Ah ! bah ! c’est dans cette forêt que je dois trouver ce lit, ce souper et cet accueil si remarquables…

— Oui, dans cette forêt.

— Ma foi, je n’y comprends plus rien. J’avais bien raison, vous le voyez, de prétendre que vous me racontiez un conte des Mille et une Nuits, répondis-je à mon jeune compagnon en le suivant dans la forêt, où il entra sans hésiter, quoiqu’il y régnât une nuit profonde.

Après avoir parcouru pendant environ cinq minutes, un sentier dont le sol ferme et battu me prouva qu’il devait être souvent foulé par des piétons, j’aperçus à cent pas à peu près devant nous une lumière fixe et brillante.

Presque au même instant je me trouvai au milieu d’une vaste clairière.

— Je ne sais si je me trompe, dis-je à mon jeune compagnon, mais il me semble voir se détachant dans l’ombre et plus noir que la nuit, un imposant édifice…

— Vos yeux sont excellents, et ne vous trompent pas !

— Ah çà, savez-vous bien, continuai-je, que si mon sac, au lieu de contenir des échantillons minéralogiques et des plantes, renfermait une forte somme d’or, je ne serais pas sans inquiétude. Je me figurerais qu’abusant de votre extrême jeunesse et de vos bonnes manières pour captiver la confiance des voyageurs, vous êtes le complice d’une bande de brigands qui vous a chargé de lui amener des victimes.

— Pourquoi ne pas croire plutôt, me répondit mon compagnon en riant, que je suis l’envoyé de quelque jeune et adorable princesse tenue sous le joug d’un puissant et méchant magicien, et qui cherche un féal et preux chevalier pour la délivrer de son esclavage !

Tout en causant et en plaisantant ainsi, nous avions continué d’avancer d’un bon pas, et lorsque mon jeune compagnon prononça ces derniers mots, nous arrivâmes devant une grille qui défendait l’entrée de ce grand édifice que j’avais déjà aperçu.

— Où sommes-nous, et quel est ce château ? demandai-je plus sérieusement que je ne l’avais fait jusqu’alors à mon guide.

— Nous sommes, me répondit-il, arrivés au terme de notre voyage. Quant à ce château, l’histoire de la province prétend qu’il a été bâti par les comtes de Gévaudan, et la tradition par le diable. C’est à vous, selon que votre esprit est plus ou moins porté au merveilleux, à choisir celle de ces deux versions qui vous conviendra le mieux.

— Ma foi, par la nuit sombre qui nous enveloppe, je m’arrête à la seconde, à celle qui désigne le diable comme l’architecte de ce manoir.

Mon compagnon, sans me répondre, tira une chaînette en fer qui pendait le long de la grille ; un timbre retentissant vibra dans l’air.

— Nous allons voir apparaître l’inévitable nain armé de sa trompe, qui vient ordinairement reconnaître les voyageurs, dis-je en riant.

Ma prédiction, je dois l’avouer, ne se réalisa que fort mal, car ce fut au contraire un grand coquin de sans-culotte, du moins à en juger par son costume, qui s’avança derrière la grille, une lanterne sourde à la main.

— Qu’y a-t-il pour votre service, citoyens, nous demanda-t-il d’une voix de stentor, et en portant sa main au sabre qui pendait à son côté.

— Dites à la citoyenne Rose que deux voyageurs lui demandent, pour cette nuit, l’hospitalité.

— Je n’ai besoin de voir aucune citoyenne pour savoir si je dois oui ou non vous ouvrir la porte, répondit d’une façon brutale le sans-culotte ; êtes-vous des patriotes ?

— Des patriotes enthousiastes ! dit mon compagnon, des ultra-révolutionnaires !

— Alors, c’est bien, on va vous ouvrir.

— Vive la République, s’écria le sans-culotte qui n’avait cessé, pendant toute la durée de ce dialogue, de diriger sur nous les rayons de la lanterne sourde qu’il portait à la main. En effet, la grille s’écarta devant nous en grinçant sur ses gonds, et nous pénétrâmes dans la cour du château.

— Mon ami, dit mon compagnon en s’adressant de nouveau à notre interlocuteur, on aime généralement, malgré la fraternité et l’égalité qui règnent aujourd’hui, savoir et qui l’on reçoit et à qui l’on a affaire. Ce citoyen, ainsi que son uniforme te l’indique, est un officier, j’ajoute, si cela peut te faire plaisir, qu’il revient de l’armée où il s’est couvert de gloire et qu’il appartient au bataillon de la Côte-d’Or ! Quant à moi, je ne suis rien du tout, mais je me nomme Abel.

— Ah ! c’est vous qui êtes M. Abel ! s’écria le sans-culotte, qui non-seulement abandonna aussitôt le tutoiement qu’il avait employé jusqu’alors vis-à-vis de nous, mais ôta encore vivement le bonnet phrygien qui lui couvrait la tête, et salua le jeune homme avec beaucoup de politesse et de déférence. Mon Dieu, monsieur, combien je regrette que vous soyez arrivé aussi tard… Car j’ai peur que ces dames ne soient couchées et ne puissent vous recevoir. Enfin, n’importe… veuillez entrer un moment chez moi, pendant que j’irai n’informer si je dois vous introduire.


VII

L’homme à la carmagnole, au grand sabre et au bonnet phrygien, nous précédant pour nous montrer le chemin, nous conduisit alors dans un appartement situé au rez-de-chaussée, où il nous pria de l’attendre, puis il s’en fut en nous laissant seuls, Abel et moi.

— Vraiment, dis-je à ce dernier, je suis tenté, en jetant un regard autour de moi, de me croire le jouet d’un songe ; voyez donc comme cette pièce où nous nous trouvons et qui sert, sans aucun doute, de demeure à un serviteur tout à fait subalterne, est coquettement meublée et soigneusement entretenue. À en juger par cet échantillon, et du petit au grand, je suis assez disposé à croire, en effet, que nous sommes dans le palais de quelque magicien.

J’achevais à peine de prononcer ces mots, quand les sons d’un clavier savamment attaqué se détachèrent du milieu du silence de la nuit et arrivèrent jusqu’à nous, rendus plus mélodieux encore par la distance qui les adoucissait.

Cette fois le doute ne m’est plus possible, m’écriai-je, je crois au magicien. Je parlais encore lorsque la porte s’ouvrit et que le sans-culotte, notre introducteur, se présenta à nos regards.

— Monsieur Abel, dit-il en s’adressant au jeune homme, que mon étonnement semblait beaucoup divertir, si vous voulez bien prendre la peine de me suivre, la citoyenne Rose vous attend.

Abel me salua alors en souriant, et s’en fut, après m’avoir bien recommandé de ne pas m’épouvanter si je voyais apparaître l’hydre à sept têtes ou le dragon à la langue fourchue et flamboyante.

Je ne restai pas seul longtemps : cinq minutes plus tard le sans-culotte revenait.

— Citoyen, me dit-il, si tu veux bien me faire l’honneur de partager mon modeste souper, nous allons nous mettre à table.

— C’est un honneur que l’air vif des montagnes que j’ai respiré toute la journée me rendra précieux, répondis-je à l’homme au bonnet phrygien, en l’examinant avec plus d’attention que je ne l’avais fait jusqu’alors. C’était un grand et robuste garçon aux épaules larges et carrées, aux membres d’athlète, à la physionomie fortement accentuée. Toutefois, malgré ses formidables moustaches, ses sourcils épais, son sabre, sa carmagnole et ses longs cheveux noirs, rudes et plats, il régnait dans toute sa personne un air de béatitude et de bonhomie, rendu plus saisissant encore par cette apparence révolutionnaire dont je viens de parler.

En moins de temps que je n’en mets ici à le dire, le sans-culotte, qui se nommait Antoine ainsi qu’il me l’apprit, déplia une nappe d’une éclatante blancheur, l’étendit sur une table, plaça deux couverts en face l’un de l’autre, devant les couverts plusieurs bouteilles de vin ; puis, passant dans une pièce