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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/28

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— Au nom du ciel ! ai-je bien entendu ? Ce souper vous coûter la tête !

— Certes, poursuivis-je, et je ne vous cacherai pas que trouvant ce pris un peu élevé, j’ai bien envie, quoique brisé de fatigue et mourant de faim, de m’en aller, sans plus tarder, me coucher à la belle étoile.

— Vos paroles, citoyen, sont de l’hébreu pour moi, je ne comprends pas…

— Que souper et passer la nuit avec et chez un conspirateur est un crime que la loi du 22 prairial punit de mort !…

— Mais, citoyen, je ne suis pas un conspirateur ! s’écria Antoine avec force. Je suis un honnête garçon qui ne fais de mal à personne, oblige son prochain le plus qu’il peut, aime la république, et vit en dehors de la politique. En quoi donc, je vous prie, ai-je l’air d’un conspirateur ?

— Je ne remplis pas l’office d’accusateur public, et vous n’avez pas à vous défendre auprès de moi. Gardez donc vos protestations et vos explications pour le jour où vous comparaîtrez devant le tribunal révolutionnaire.

— Comment, pour le jour où je comparaîtrai devant le tribunal ! Mais j’espère bien n’y comparaître jamais ! Voyons citoyen, là, d’amitié, apprenez-moi, je vous en conjure quels sont les motifs qui vous font voir en moi un conspirateur.

— Puisque vous semblez tenir absolument à une réponse, je ne vous cacherai pas que ces motifs sont nombreux, D’abord vous ne me paraissez guère être âgé de plus de vingt-cinq ans.

— Vous me flattez, citoyen, je n’en ai que vingt-trois.

— Diable ! vous êtes précoce ! Or, tout citoyen de vingt-trois ans qui doué, comme vous, d’une taille de Goliath et d’une carrure d’Hercule, ne se trouve pas à l’armée, a dû désobéir nécessairement à la loi de la réquisition, et mérite, par conséquent, de subir la peine capitale. Ensuite, je ne devine pas trop l’origine d’où proviennent ce pain et ce succulent souper que je vois sur la table, J’ai donc le droit de supposer que vous êtes un accapareur !… Troisièmement…

— Mais, citoyen, s’écria Antoine en m’interrompant, il m’est extrêmement facile d’expliquer et pourquoi je ne suis pas à l’armée, et de quelle façon je me suis procuré ce souper, qui, après tout, n’a pas l’air de vous déplaire. Je suis le domestique de confiance…

— Le domestique, dites-vous ! Voilà une expression qui sent l’aristocrate d’une furieuse façon. Apprenez, citoyen, que, depuis le règne de l’égalité, le mot domestique a cessé de faire partie de notre belle langue française.

— Vous avez raison, citoyen, c’est la langue qui m’a tourné… Je voulais dire le locateur de services…

— C’est cela : vous êtes donc le locateur de services ?

— De la citoyenne Rose, la maitresse de céans… Je travaille au jardin, je garde la porte, je m’occupe des achats de la communauté… c’est-à-dire de la maison, du mieux que je puis ; et, en revanche, l’on me paie, l’on me loge et l’on me nourrit. Que voyez-vous donc d’irrégulier à cela ?

— Quelle est, d’abord, cette citoyenne Rose ? Une aristocrate, une ci-devant, sans doute ?

— La citoyenne Rose, répéta Antoine avec une animation qui chassa sa timidité, c’est la providence des malheureux ! un ange sur la terre !

— Cet ange entretient sans doute des correspondances avec les traîtres et les émigrés ?

— Ne vous exprimez point ainsi sur le compte de la citoyenne Rose, je vous en supplie, me dit doucement Antoine, vos paroles me font mal.

— Vraiment, repris-je d’un air moqueur, afin d’amener lé colosse à une révélation, — cette Rose est donc une bien grande vertu et une bien irréprochable citoyenne, que l’on ne puisse se permettre d’émettre une simple supposition sur son compte ? Qui sait ! c’est peut-être une adroite hypocrite qui vous joue, une femme de rien !

— Ah ! mille noms de noms ! s’écria Antoine, qui pâlit et frappa la table d’un si violent coup de poing qu’il manqua, par cette seule secousse, de briser les plats ; ah ! mille noms de nous ! n’allez vas vous aviser de tenir un seul mauvais propos sur le compte de la citoyenne Rose, où, vrai comme je suis un honnête homme et un bon chrétien, je vous tords le col sans hésiter !

Ces mots furent prononcés avec une telle énergie, un profond accent de vérité, le regard du domestique jetait de telles lueurs, qu’il me fut impossible de mettre en doute sa sincérité. Je compris qu’il exprimait non une menace, mais bien une résolution irrévocablement arrêtée.

J’avais donc atteint mon but ; il ne me restait plus qu’à exploiter cette colère au profit de ma curiosité.

— Citoyen, lui dis-je en affectant de prendre sa menace au sérieux, on ne tord pas aussi facilement que tu semble le croire lé col à un officier de la République. En supposant toutefois que tu eusses l’avantage sur moi dans la lutte, que mon sabre restât inactif dans son fourreau, et que je fusse assassiné dans ce repaire-ci, crois-tu que pour cela ton crime resterait impuni ! Certes, non, j’ai des amis qui connaissent l’itinéraire que je suis, des parents qui m’attendent. Des perquisitions auraient lieu et, comme cet ancien château doit être mal famé, la citoyenne Rose serait la première personne à qui la loi demanderait compte de mon sang versé. Je te conseille donc, avant d’obéir à ta colère, de réfléchir mûrement.

— Mais, citoyen, je ne vous veux pas de mal, moi, me dit alors Antoine eu reprenant ce ton de douceur et de bonhomie qui lui était habituel, et contrastait si étrangement, je l’ai déjà dit, avec son apparence rébarbative. Si vous tenez absolument à me dénoncer, je ne vous retiens pas ; dénoncez-moi. Si l’on tient à m’emprisonner, à me guillotiner, que l’on n’emprisonne, que l’on me guillotine ; je ne m’en plaindrai pas. Ce que je demande, c’est qu’il ne soit jamais question de la citoyenne Rose, pas autre chose.

J’allais reprendre mes questions, car ma curiosité, je l’avoue, était vivement excitée, lorsque la porte de la salle où nous nous trouvions s’ouvrit, et qu’Abel entra. Il me sembla, du moins à en juger par une exclamation de joie qui ne put retenir, qu’Antoine voyait arriver en tiers, dans la conversation, mon compagnon de route avec un grand plaisir.

Le jeune Abel avait l’air radieux : il me donna en entrant une chaleureuse poignée de main. Puis, se mettant à rire :

— Eh bien, cher ami, me demanda-t-il, avez-vous coupé quelques-unes des têtes du formidable dragon qui chasse la princesse enchantée ?

— C’est tout le contraire qui a manqué d’avoir lieu, lui répondis-je.

— Comment cela ? je ne comprends pas.

— Parbleu, c’est fort clair. Le citoyen Antoine, ici présent, jaloux de ce que j’ai osé parler de la princesse Rose, à tout bonnement voulu me tordre le col. Je ne vous dissimulerai pas que j’ai trouvé ce procédé un peu vif, et que sans la crainte de perdre cet excellent souper, qui couvre la table, je me serais sérieusement fâché : mais mon estomac l’a emporté sur mon amour-propre. Toutefois, je ne renonce nullement à satisfaire ma curiosité, et j’espère, mon cher Abel, que vous voudrez bien répondre à mes questions.

— Moi, je tombe de sommeil, dit le jeune homme, et je n’aspire qu’au moment d’aller me reposer. Achevez votre souper tout à votre aise ; pendant ce temps-là je vais m’installer dans ce grand fauteuil, et prendre un à-compte sur ma nuit.

En effet mon compagnon de route, après s’être placé commodément dans un vaste fauteuil en chêne sculpté, qui ressemblait presque à une chaire d’église, ne tarda pas à s’endormir. Une demi-heure plus tard, je me levais de table, après avoir fait un de ces repas qui marquent dans la vie, et, réveillant le jeune homme, je lui proposai de nous re tirer.

— Antoine, fais-moi le plaisir de nous indiquer nos logements, dit Abel.

À cette demande il me parut qu’Antoine, toujours assis devant la table, éprouvait un certain embarras : un trait de lumière me traversa l’esprit.

— Citoyen, lui dis-je, quand on commence un repas par