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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/29

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le Benedicite on doit le finir par les Grâces. Dépêchez-vous, Je vous prie, de faire cette prière, afin que nous puissions nous retirer.

— Et pourquoi donc ne dirais-je pas mes Grâces ? s’écria l’hercule en prenant son parti. Si c’est mon habitude, à moi, de dire mes Grâces !…

— Mais je suis loin de vous blâmer ! Au contraire ; je vous demande seulement de vous hâter afin que nous puissions nous retirer.

Antoine, cette fois, ne se baissa plus pour se cacher sous la table : il ôta son bonnet phrygien, fit le signe de la croix et prononça sa prière d’une voix de stentor ; puis, se levant ensuite et prenant un flambeau à branches, dans lequel brûlaient plusieurs bougies, il passa devant nous pour nous indiquer le chemin.

Ce fut au premier étage qu’il s’arrêta : il ouvrit une porte et j’aperçus deux jolies pièces fort proprement meublées et entretenues avec une minutieuse propreté : dans chaque pièce il y avait un lit.

— Voici le logement que la citoyenne Rose consacre aux voyageurs que le hasard conduit chez elle, et aux visiteurs qui veulent bien venir lui présenter leurs hommages, nous dit Antoine, j’espère que vous y trouverez un bon sommeil et un doux repos ! Si vous avez besoin de mes services, vous n’aurez qu’à tirer ce cordon de sonnette, et en moins d’une minute je serai à vos ordres.

Resté seul avec Abel, j’essayai d’obtenir quelques renseignements de lui ; mais soit que mon compagnon fût réellement, et comme il le prétendait, accablé de fatigue, soit qu’il désirât éviter toute explication, il me pria de remettre notre conversation au lendemain, et s’empressa de se coucher.

Il faisait grand jour quand je me réveillai. Je me jetai de suite en bas de mon lit et j’appelai Abel ; mais je ne reçus aucune réponse.

Que l’on juge de mon désappointement, lorsqu’en soulevant les rideaux du lit où il avait passé la nuit, je ne trouvai plus mon compagnon.

Cette disparition me mit presque en colère : l’espèce de mystère qui m’entourait commençait à me peser, et ce fut avec des sentiments presque hostiles que je m’habillai pour aller à la recherche d’Abel. Avant de descendre, je m’approchai de la fenêtre, et je vis qu’elle donnait sur un grand jardin potager : au-delà de ce jardin, on apercevait de hautes futaies qui faisaient deviner un parc. Je remarquai également que le corps du logis où je me trouvais était indépendant du château et de construction moderne.

J’allais quitter la fenêtre, lorsqu’à la vue d’Abel, donnant bras à une toute jeune et jolie personne, je me reculai vivement et me cachai derrière les rideaux. Bientôt j’aperçus une seconde femme qui sortit à son tour des hautes futaies dont je viens de parler, et qui me parut surveiller le jeune homme et sa compagne. Cette femme, qui pouvait avoir de vingt-cinq à vingt-sept ans au plus, présentait un air de profonde distinction dans sa personne ; elle était vêtue d’un costume de couleur sombre et d’une coupe sévère. Quant à sa figure, je ne me rappelle pas avoir vu dans ma vie rien qui lui ressemblât : elle présentait l’alliance d’une resplendissante beauté et d’une rigide sévérité : sa bouche souriait tandis que son regard, fixe et profond, décelait des préoccupations sérieuses ; tout en s’avançant lentement, elle jouait avec une rose qui pendait retenue par la plus jolie main qu’il soit possible d’imaginer, mais son pas ferme et décidé manquai complétement de cette espèce de nonchalance qui sied si bien aux femmes !

Quant à la jeune fille suspendue au bras d’Abel, elle était ce que doit être une jolie enfant au début de la vie : timide, émue et modeste.

Après avoir contemplé pendant un moment ces trois personnes d’une nature si opposée, et qui toutes trois possédaient une grâce différente, j’abandonnai mon poste d’observateur, et descendant précipitamment l’escalier, j’entrai dans le jardin.

À la vue d’un militaire aux grandes moustaches, au teint hâlé par le soleil des grandes routes et à l’uniforme déchiré par les ronces du chemin, la compagne d’Abel se recula vivement poussant un petit cri de frayeur. Quant à la femme à la démarche assurée et imposante, son regard se dirigea sur moi avec un calme et une fixité complètes, et sans que rien indiquât en elle la surprise.

— Madame, lui dis-je en saluant profondément, n’ai-je pas l’honneur de me trouver en présence de celle que l’on nomme la citoyenne Rose, et que je prendrai la liberté d’appeler ma bienfaitrice, en reconnaissance de la généreuse hospitalité qu’elle a bien voulu m’accorder ?…

— Oui, citoyen, vous ne vous trompez pas, me répondit-elle en accompagnant ces paroles d’un délicieux sourire qui la rendit aussi jeune que sa compagne ; je suis la citoyenne Rose.

— Veuillez alors recevoir mes plus humbles et mes plus sincères remercîments pour…

— Vous ne me devez aucun remercîment, citoyen, me dit-elle en n’interrompant ; ne vivons-nous pas sous le règne de la liberté et de l’égalité ? Ce qui appartient à l’un n’est-il pas un peu la propriété de l’autre ? L’hospitalité que vous avez trouvée ici m’est nullement exclusive : elle s’adresse à tous. Vous ne me devez donc, je vous le répète, aucun remercîment.

La citoyenne Rose me fit alors un salut, continua sa promenade, me laissant perdu dans mes conjectures.

Personne ne semblant s’occuper de moi, je jugeai à propos de ne m’occuper de personne, et je continuai à parcourir le jardin jusqu’à ce qu’Antoine vînt m’avertir qu’on allait servir le déjeuner ; il pouvait être alors sept heures.

Ce fut dans la même salle où j’avais déjà soupé la veille que je trouvai le couvert mis : ce second repas ne fut pas moins bien composé que ne l’avait été le premier. Notre appétit complètement satisfait, je demandai à Abel s’il devait passer la journée dans ce château mystérieux, mon intention étant, en ce cas, de me remettre de suite en route.

— Rien ne me retient plus ici, me répondit-il, et nous partons tout de suite.

En effet, dix minutes plus tard, nous nous trouvions de nouveau au milieu de la montagne, nous dirigeant sur la ville de Mende.

Je ne cacherai pas au lecteur que j’eus toutes les peines imaginables à ne pas questionner mon compagnon, lorsque je me revis seul à seul avec lui au milieu des solitudes des Cévennes ; toutefois, mon amour-propre aidant, je parvins à refouler ma curiosité, et je te prononçai pas une parole qui fît allusion, soit à ce château isolé où l’on reçoit si bien les voyageurs, soit à la châtelaine, la belle citoyenne Rose.


VIII

Abel, je l’ai déjà dit, n’avait guère plus de dix-sept à dix-huit ans, c’était presque un enfant : on ne s’étonnera donc pas que ma réserve, au lieu de lui être agréable, finit par l’irriter : il avait compté sans doute sur des supplications et des questions, et s’était promis de s’amuser de mon impatience : mon silence mettait ses petits projets de taquinerie à néant ; ce fut donc lui qui le premier aborda le sujet de conversation que je semblais vouloir éviter ?

= Eh bien ! cher officier, me dit-il, pendant que je cueillais des plantes, j’espère que je vous ai tenu parole, et que rien de ce que je vous avais annoncé hier au soir ne vous a manqué !

— Le fait est que j’ai dormi dans un bon lit, et me suis assis à une bonne table !

— Ah ! si nous étions restés un jour de plus, vous auriez su combien l’hospitalité de la citoyenne Rose se serait encore agrandie ! À propos, comment trouvez-vous la citoyenne Rose ?

— Fort bien ! Elle a l’air d’une brave femme.

— Je vous assure qu’elle est douée d’un caractère comme on en voit peu. C’est une nature que les événements ne peu-