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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/33

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profonds étangs qui dorment depuis des siècles enfermés dans leurs lits de granit.

En redescendant dans la plaine, nous trouvâmes, M. de La Rouvrette et moi, une immense quantité de troupeaux, dont les bergers, l’air réfléchi et absorbé, semblaient ne pas s’apercevoir de notre présence.

— Ces gardiens de moutons composent-ils des idylles pour leurs bergères ? dis-je en plaisantant à mon compagnon de route. Remarquez donc, je vous prie, la préoccupation qui se lit sur leurs visages.

— Ces bergers font mieux en ce moment que de chercher des rimes et scander des hémistiches, me répondit-il, ils élèvent leur âme vers Dieu !

— Plaît-il ? Que dites-vous là ?

— Adressez la parole à un de ces bergers, continua M. de La Rouvrette, et je vous parie qu’il ne vous répondra pas.

— Je ne vois pas trop ce que prouverait cette expérience, sinon que je ne sais pas m’exprimer en patois ou que ces Tityres manquent de politesse. N’importe, je vais la tenter : ce sera toujours un détail de mœurs à inscrire sur mes tablettes.

Je’approchai aussitôt d’un berger, et le touchant légèrement à l’épaule :

— Mon ami, lui dis-je, quel est le plus court chemin à suivre pour se rendre d’ici à Saint-Flour ?

Le gardeur de moutons, au lieu de me répondre, ouvrit de grands yeux, plissa son front et étendit le col comme s’il eût cherché à saisir un bruit flottant dans l’espace. J’allais répéter ma question, en l’accompagnant d’un geste plus énergique, lorsqu’il me sembla entendre le son lointain d’une clochette ; en effet, je ne me trompais pas. Ce son augmenta même d’intensité avec une telle rapidité que je ne pus me rendre compte de ce phénomène.

Au même instant le berger tomba à genoux, et baissant la tête, resta pendant quelques secondes plongé dans une extase profonde.

— Que diable signifient toutes ces démonstrations ? m’écriai-je, prêt à prendre, pour le relever, le berger par le collet de peau de chèvre qui lui servait de veste.

— Laissez cet homme tranquille et ne le troublez pas, mon cher ami, me dit M. de La Rouvrette en me retenant le bras : il assise en ce moment à la messe.

— Comment ! il assiste à la messe ! mais je ne vois pas l’ombre d’une église à portée de la vue.

— Aussi cette messe n’est-elle pas dite dans une église ; ce sont les proscrits que nous allons trouver qui la célèbrent dans les bois.

— Eh bien, alors, comment ce berger peut-il deviner ce fait, supposant toutefois qu’il ait lieu !

— Vous êtes trop curieux, cher ami, et je ne répondrai pas à votre question afin de vous laisser le plaisir d’obtenir cette explication des proscrits eux-mêmes.

— Bah ! vous voulez vous moquer de moi ! cet homme ne me répond pas, parce qu’il est probablement sourd.

J’achevais à peine de prononcer ces mots, lorsque le berger s’avançant gravement vers moi, et me montrant un des points de l’horizon du doigt :

— Voici le chemin qu’il faut prendre et là se trouve Saint-Flour, citoyen, me dit-il, bon voyage et que Dieu vous bénisse !

M. de La Rouvrette, en entendant la réponse du pâtre, se mit à rire, et, se retournant vers moi :

— Eh bien ! pensez-vous toujours, mon cher monsieur, me dit-il, que cet homme soit sourd ? Croyez-moi, je n’ai pas voulu vous tromper tout à l’heure en prétendant qu’il assistait à la messe. Vous foulez à présent une terre pleine de mystères.

Il pouvait être près de trois heures lorsque nous atteignîmes, mon compagnon de route et moi, la lisière d’une vaste et sombre forêt, que nous apercevions depuis longtemps à l’horizon.

— Nous voici à peu près arrivés, me dit M. de La Rouvrette, encore quelques minutes et je vais serrer mon bon frère dans mes bras.

Au-delà de la première lisière de la forêt nous eûmes à gravir une butte assez rapide et escarpée, couverte par de hautes bruyères. Je m’étais arrêté un moment pour cueillir une plante, quand une exclamation poussée près de moi me fit relever la tête ; je vis M. de La Rouvrette embrassant, avec toutes les démonstrations d’une vive joie, un gros paysan qui venait de sortir d’un épais fourré.

Quoique la bonté de mon hôte ne fit pas question pour moi, je le savais cependant trop collet-monté et trop observateur de l’étiquette pour voir sans étonnement la façon plus que familière et toute affectueuse dont il se conduisait avec ce paysan. Je me hâtai de presser le pas pour les rejoindre.

Le campagnard, en m’apercevant, ne put retenir un mouvement de surprise, presque de peur, et il porta vivement sa main sous sa veste, où je vis briller les canons d’une paire de pistolets.

— Rassurez-vous, monsieur le prieur, lui dit en riant mon hôte, l’habit ne prouve rien par le temps de mascarade qui court, Monsieur est mon ami, et vous pouvez avoir en lui toute confiance.

Le prieur me salua alors poliment, s’excusa en fort bons termes auprès de moi de ses soupçons trop justifiés, ajouta-t-il, par les persécutions qu’il avait subies, et se hâta de me demander si je savais quelques nouvelles politiques dignes d’intérêt.

Au sortir des bruyères, nous trouvâmes une seconde butte plus escarpée et plus élevée encore que la première, butte qui, vue de loin, ressemblait à un colossal donjon ruiné par le temps et recouvert de verdure,

Nous étions occupés à franchir cet obstacle quand un jeune paysan, vêtu d’une veste toute déchirée et portant un fusil à deux coups sur son épaule, apparut subitement à nos regards.

M. de La Rouvrette l’embrassa tendrement, en l’appelant monsieur le chevalier ; enfin, arrivés sur le sommet de la bulle, nous trouvâmes encore un homme d’un certain âge, le corps recouvert d’une carmagnole, et armé également d’un fusil que mon compagnon salua profondément, en disant : Monseigneur, je suis bien heureux de vous retrouver en bonne santé ! Cet homme à la carmagnole n’était rien moins qu’un évêque.

Le prieur, le chevalier et l’évêque, après nous avoir promis de nous rejoindre, une fois leur faction finie, nous laissèrent alors, et nous poursuivîmes seuls notre chemin.

Une voix grave, sonore et cadencée, qui s’élevait solitaire au milieu du silence de la forêt, nous servait à guider nos pas. Nous arrivâmes ainsi en peu de minutes au milieu d’une vaste plate-forme, où un spectacle que je n’oublierai jamais se présenta à ma vue.

Une dizaine d’hommes agenouillés écoutaient un prêtre qui, revêtu de sa chasuble, récitait le bréviaire ; près d’eux reposaient à terre leurs fusils.

Je dois rendre celle justice à ce pieux auditoire de constater que pas un de ceux qui le composaient ne se dérangea à notre apparition. La voix du prêtre continua à retentir calme et sonore.

Le soleil, déclinant alors à l’horizon, filtrait à travers les branches et produisait un prisme singulier, qui rappelait assez les teintes douces, et animées tout à la fois que donnent les vitraux des églises.

Ce fait, en continuant à exalter mon imagination déjà vivement excitée par le milieu tout à fait exceptionnel dans lequel je me trouvais, me causa une curieuse hallucination. La voix du prêtre se changea pour moi en un chœur, les voûtes de verdure en arceaux d’église, les haillons des officiants en ornements sacerdotaux, et je ne tardai pas à me croire reporté aux temps passés et assistant à une cérémonie religieuse dans la cathédrale de ma ville !

L’office terminé, les chanoines, — car presque tous ces prétendus paysans étaient des chanoines, — entourèrent M. de La Rouvrette, et l’accablèrent d’amitiés.