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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/32

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Le lendemain matin, appelé par la cloche qui sonnait le déjeuner, j’entrais dans la salle à manger, lorsque M. de La Rouvrette s’avançant vivement à ma rencontre et me prenant la main :

— Je vous demande bien pardon, mon cher monsieur, me dit-il d’un ton affectueux, de la froideur que j’ai pu vous montrer hier au soir à mon insu, mais je n’avais pas l’honneur de vous connaître, et vous savez si par le temps qui court il n’est pas permis d’être circonspect. Mon frère, en m’apprenant et qui vous êtes, et l’excellente leçon de prudence que vous avez été assez bon pour donner à mon étourdi de fils, me fait regretter d’avoir perdu une bonne soirée de causerie. Au reste, j’espère que vous voudrez bien accorder quelques jours…

Le lendemain, le citoyen Larouvrette repartit pour Mende ; ne pouvant résister aux cordiales avances de son frère aîné, je résolus de rester quelques jours avec lui.


IX

Jamais de ma vie je ne me souviens d’avoir rencontré un homme aussi poli et aussi complaisant que l’était mon hôte. S’associant à mes excursions de botaniste et de minéralogiste avec une complaisance dont son âge doublait le prix, il me servait de guide et m’accompagnait partout dans la montagne.

Un jour, le soleil marquait à peine une heure, lorsque M. de la Rouvrette me proposa de rentrer à Marvejols.

— Votre intention n’était-elle donc pas, lui dis-je, de continuer notre promenade jusqu’à la fin du jour ?

— En effet, me répondit-il, j’espérais pouvoir vous tenir compagnie plus longtemps, mais j’ai réfléchi que, devant me mettre en route demain matin, j’ai besoin de prendre aujourd’hui un peu de repos.

— Vous partez pour un long voyage ?

— Nullement ; je n’entreprends qu’une simple excursion : mais cette excursion, pénible par les obstacles qu’elle présente, et ne pouvant s’accomplir qu’à pied, offre certains dangers et demande l’emploi de toutes mes forces. Mais, j’y songe, voulez-vous m’accompagner ?

— Je suis entièrement à vos ordres et je vous suivrai en aveugle partout où vous voudrez bien me conduire.

— C’est à quoi je ne puis consentir, me répondit M. de La Rouvrette, car votre détermination dans cette circonstance est beaucoup plus importante que vous ne vous l’imaginez.

— Comment cela ? Expliquez-vous.

— L’excursion que j’entreprends demain, me répondit d’un ton sérieux mon compagnon, ne m’expose que fort peu personnellement, tandis qu’elle présente pour vous de grands dangers. En vous associant à mon entreprise, vous vous trouvez donc placé dans une position différente de la mienne, et je ne veux pas assumer sur moi la responsabilité de ce qui pourrait vous arriver de malheureux.

— Je vous priais tout à l’heure de vous expliquer ; je réitère cette demande.

— Volontiers, mais à une condition : c’est que vous allez vous engager sur l’honneur, vis-à-vis de moi, à ne jamais révéler, du moins tant que l République existera, ce que je vais vous raconter.

— Je vous engage ma parole, et je vous écoute.

— Eh bien ! mon cher ami, reprit M. de la Rouvrette, je dois demain aller rendre visite à mon frère aîné l’archidiacre, actuellement proscrit et mis hors la loi !

— Quoi ! votre frère a été assez imprudent pour ne pas émigrer ? m’écriai-je. Mais, pardonnez-moi la peine que va sans doute vous causer ma question. N’est-il donc pas à peu près certain qu’en restant en France, il finira tôt ou tard par tomber entre les mains de ses persécuteurs ?

— Je vous remercie beaucoup de l’intérêt que vous voulez bien témoigner à l’homme que j’aime le plus au monde ; mais rassurez-vous, mon frère loin d’être aussi exposé que vous vous l’imaginez : parmi ses nombreux compagnons d’infortune, trois seulement ont été arrêtés par les républicains !

— Comment, ses nombreux compagnons d’infortune ? Est-il possible que tant de proscrits se trouvant réunis n’aient pas encore éveillé la cupidité des délateurs et les soupçons de l’autorité !

— L’autorité connaît parfaitement la présence de mon frère, ainsi que celle de ses compagnons, sur le sol français, me répondit M. de La Rouvrette en souriant ; seulement, elle ne peut s’emparer de leurs personnes. Cessez d’ouvrir ainsi de grands yeux étonnés, et sachez que depuis plus d’un an mon bien-aimé archidiacre vit réfugié dans les profondeurs inaccessibles des forêts… Vous devez comprendre à présent combien votre uniforme d’officier républicain est une mauvaise recommandation pour quarante prêtres ou gentilshommes qui, mis hors la loi, aigris par le malheur, et rendus méfiants par la persécution, verront peut-être en vous un espion dont la mort peut seule assurer le silence ! J’aurais beau me porter caution de votre loyauté, déclarer que je connais votre famille et répondre pour vous corps pour corps, je ne suis pas certain d’être écouté. Des hommes traqués comme s’ils étaient des bêtes fauves sont excusables, jusqu’à un certain point, d’oublier, devant une augmentation possible de leurs maux, qu’ils appartiennent à l’humanité. Réfléchissez donc mûrement à ma proposition — que je me repens presque de vous avoir faite, — avant de me répondre.

— Je n’ai nullement besoin de réfléchir, mon cher monsieur, m’écriai-je, ma résolution est prise : je vous accompagnerai demain.

— Vous avez foi en votre bonne étoile ?

— Ce n’est pas là le motif de mon acceptation ; j’ai réfléchi, vous connaissant bon et loyal comme vous l’êtes, que réellement vous voyiez un danger aussi imminent et aussi sérieux pour moi que vous affectez de croire qu’il existe, vous ne m’auriez pas proposé de vous accompagner. Toutefois, comme je commets, à la rigueur, une imprudence qui pourrait me valoir certains désagréments, votre conscience vous pousse à me peindre sous des couleurs très-sombres ce que vous voyez autrement, afin que si quelque malheur, que vous ne prévoyez pas, m’arrivait, vous n’ayiez aucun reproche à vous faire à vous-même. Avouez que j’ai bien deviné votre façon d’agir !

— Allons, je vois que vous êtes observateur, mon officier, me dit le vieux gentilhomme en riant ; la main sur la conscience vous courez certains dangers ; mais d’un autre côté, j’avoue, connaissant l’intention où vous êtes d’écrire plus tard l’histoire intime de notre triste époque, qu’en refusant ma proposition vous manquez une occasion probablement unique de voir avec quelle flexibilité, de riches ecclésiastiques accoutumés à une vie délicate, et de jeunes officiers façonnés à une existence animée et mondaine, se sont pliés sous le joug de la nécessité ! Enfin, et pour la dernière fois, réfléchissez, examinez bien, et décidez-vous !

— Quel mal ai-je fait à ces nobles proscrits, répondis-je, et quelle vengeance ont-ils à exercer contre moi ? Ne suis-je pas aussi une victime de la réquisition ? Les monstres qui gouvernent aujourd’hui la France, si cela peut s’appeler gouverner, ne sont-ils pas nos oppresseurs et nos ennemis communs ! Eh ! mon Dieu, quand le loup et le chien sont tombés au fond du même piége, songent-ils à se mordre ? Les royalistes et les républicains de bonne foi en sont arrivés à présent, en haine des exécrables tyrans qui ensanglantent et pressurent notre pauvre pays, à se donner la main.

De retour à Marvejols, nous soupâmes de bonne heure, afin de bien nous reposer, et le lendemain matin nous nous mîmes en route avant le lever du soleil.

Si je n’avais pas tout récemment visité les Alpes, j’aurais trouvé les montagnes, que je parcourais depuis mon entrée dans les Cévennes, grandes, majestueuses et pittoresques au possible. Ce ne fut cependant pas sans un vif sentiment d’admiration que j’aperçus sur leurs cimes, ces vastes et