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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/35

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déteste ety je méprise autant que vous pouvez les détester et les mépriser vous-même les gens que l’on appelle jacobins !

Le quartier de veau eut à point, les proscrits s’assirent en rond sur la pelouse : le frère qui avait tué le jacobin apporta une grande cruche pleine d’une eau limpide de source, et le petit homme qui avait allumé le feu distribua à chacun une tranche de pain arrosée de jus de viande ; on m’apprit que cela représentait la soupe.

Je ne crois pas que jamais plus douce et plus franche gaieté que celle qui présida à ce repas ait régné entre convives. Le contraste frappant que présentait la conversation délicate toujours, profonde souvent et parfois pleine d’érudition de tous ces hommes d’élite sous le rapport de l’instruction et de l’intelligence, avec la grossièreté des mets et la rusticité du service, donnait un piquant que je n’oublierai jamais à cette réunion, dont le souvenir restera toujours vivant dans ma mémoire.

— Comment donc peut-il se faire, monsieur, demandai-je à un chanoine auprès duquel j’étais assis, que vous soyez parvenus à vous habituer à cette rude vie que vous menez depuis si longtemps ?

— Je vous assure, me répondit-il, que cette vie, qui vous paraît si dure, même à vous, soldat, ne manque pas de charmes pour nous. D’abord, il nous sembla pendant les premières semaines que jamais nous ne pourrions nous accoutumer à cette existence nomade, à ces nuits passées à la belle étoile, à ces périls sans cesse renaissants, à ces privations continuelles ; mais bientôt nous nous aperçûmes que la nécessité développe chez l’homme une énergie et une force qu’il ne se soupçonne pas, et après avoir pris notre façon de vivre en horreur, nous reconnûmes qu’elle présentait d’excellents côtés.

Quant à moi, personnellement, qui depuis de longues années étais affecté d’une déplorable santé, le grand air, l’exercice et les privations m’ont refait, si je puis m’exprimer ainsi, une constitution el une jeunesse nouvelles ; je me porte aujourd’hui à ravir.

Le spectacle et les contemplations de la belle nature que nous avons sans cesse devant les yeux élèvent aussi nos pensées, affaiblissent nos passions et donnent un grand calme à notre esprit. Qui sait ? Peut-être bien ; quand les princes seront triomphants, et que je rentrerai dans la possession et de ma fortune et de mes dignités, regretterai-je mon ancienne vie de vagabond et de proscrit.


X

Le souper terminé, l’évêque, que j’avais rencontré déguisé en paysan, dit les Grâces, et les proscrits, quittant leurs places, se mirent à se promener par groupes détachés.

Je remarquai que ce même frère, qui avait tué un lièvre, arrangeait avec beaucoup de soin, dans une écuelle de bois, une tranche de rôti, du pain et du fromage.

— Est-ce pour une de vos sentinelles que vous préparez ce repas ? lui demandai-je.

— Nous avons, en effet, des sentinelles et des espions chargés de nous garder et de surveiller l’ennemi, me répondit-il, mais cette portion ne leur est pas destinée ; je vais la porter à un curé qui veille depuis huit jours un pauvre jeune homme blessé.

— Un jeune homme des vôtres, et blessé par quelque soldat républicain, sans doute ?

— Oui, le comte de L***, qui a reçu une balle dans l’épaule en s’aventurant tout seul dans les rues de Saint-Flour. C’est même du miracle qu’il n’ait pas été tué…

— Et puis-je vous demander où vous avez trouvé un abri pour ce malheureux ?

— Le comte de L*** n’a pour tout abri que la voûte du ciel !… Heureusement que Dieu a jeté sur lui un regard de miséricorde !… Mais vous me retenez et l’on doit m’attendre