Aller au contenu

Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/36

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec impatience… Veuillez m’excuser si je vous quitte si brusquement…

— Pourquoi cela nous quitter, dis-je, voyez-vous un inconvénient à ce que je vous accompagne.

— Comment donc ! aucun, me répondit le frère qui se nommait Pierre, et dont l’air franc et déterminé m’avait séduit, votre société me sera au contraire une chose très-précieuse ! je trouve si rarement l’occasion de causer.

— Il me semblait cependant que les réfugiés que cette forêt renferme étaient nombreux.

— En effet, nous sommes à peu près soixante-dix proscrits, mais la plupart de mes compagnons d’infortune sont d’un rang tellement supérieur au mien, que je ne puis guère leur adresser la parole qu’autant qu’ils aient besoin de moi.

— Votre réponse me surprend plus que je ne saurais vous l’exprimer ! Quoi ! vous êtes tous traqués comme des bêtes fauves, les mêmes dangers vous menacent, le même bourreau et la même mort vous attendent, la même forêt vous sert de refuge, et il peut se faire que devant une telle similitude de position, alors que toutes les distinctions sont abolies en France, la hiérarchie du rang existe encore parmi vous !

— Que voulez-vous, mon officier, me répondit simplement frère Pierre, les révolutions auront beau dire et beau faire, elles ne me prouveront jamais que je suis l’égal d’un chanoine ou d’un évêque ! Mon bon sens se révoltera toujours devant une semblable pensée !…

Frère Pierre, tout en parlant, avait continué d’arranger, dans l’écuelle de bois, le dîner qu’il devait porter ; il me fit signe qu’il était prêt, et nous nous mîmes en route.

Nous accrochant aux branches, nous descendîmes par le côté le plus rapide de la butte, puis suivant un sentier à peine tracé, nous arrivâmes à une espèce d’étroite clairière, située entre deux ravins au beau milieu de la forêt.

— C’est ici ! me dit frère Pierre.

— Où cela ici ? je n’aperçois personne.

— Dame, c’est bien le moins, vous m’avouerez, que l’on cache avec soin un pauvre blessé incapable de se défendre ou de fuir si on venait nous attaquer. Avancez avec précaution et marchez derrière moi.

Frère Pierre, écartant avec la main de hautes bruyères qui nous environnaient, fit encore quelques pas, puis d’une voix douce et affectueuse :

— Eh bien, monsieur le comte, dit-il, comment vous trouvez-vous aujourd’hui ?

Alors seulement j’aperçus, placé dans une espèce de fosse, une grande manne de coudrier, longue d’environ six pieds et remplie de mousse, qui servait de lit au blessé.

— Ma blessure est tout à fait guérie, mon frère, répondit le marquis de L*** d’une voix assurée, et si ce n’est la fièvre qui me brûle le sang et me brise les membres, je me serais levé aujourd’hui.

Oui, pour retourner demain recevoir une autre balle à Saint-Flour, n’est-ce pas, monsieur le comte ? dit un homme que je n’avais pas encore aperçu, caché comme à l’était par des touffes épaisses de bruyères.

— Et quand même cela serait, mon cher curé, répondit le jeune homme, croyez-vous qu’il ne serait pas préférable de mourir frappé d’un coup de feu reçu en pleine poitrine, que de dépérir miné par l’inquiétude, dévoré par la jalousie ?

— Oh ! les jeunes gens, les jeunes gens !… dit lentement le curé en hochant la tête ; ils n’écoutent jamais que la voix des passions qui les conduit au mal…

Le comte, se soulevant à moitié et avec effort sur sa manne, allait répondre lorsque frère Pierre, en déposant par terre son écuelle, me démasqua à ses yeux.

— Quel est ce militaire ? demanda aussitôt le jeune homme en me désignant du regard.

— Ce militaire, monsieur le comte, lui répondis-je, est un républicain modéré et consciencieux, à qui les Jacobins couperont probablement le col un de ces jours, mais qui, en attendant, serait heureux de pouvoir vous être utile et se met complétement à votre disposition.

— À vos manières et à la façon dont vous vous exprimez, je n’aurais jamais deviné vos opinions politiques, monsieur, me répondit le comte de L***. Je vous aurais pris pour un des nôtres. Quant aux offres de service que vous voulez bien me faire, je suis loin de les refuser, et je vous en remercie du plus profond de mon cœur ! Avant tout, une question, ce n’est pas en qualité de proscrit que vous vous trouvez en ce moment dans nos forêts ?

— Nullement : je suis venu ici avec un de mes amis, que vous connaissez peut-être ? M. de La Rouvrette.

— Le baron de La Rouvrette ! c’est le plus galant homme que je sache… Mais pardon, veuillez me permettre d’achever ma question. Si vous n’êtes pas proscrit, vous avez, sans aucun doute, la liberté d’aller où bon vous semble ? Or, quel est, je vous prie, l’itinéraire que vous suivez.

— Cet itinéraire n’existe pas précisément dans mon esprit ; ma fantaisie de chaque jour la règle. Je ne suis pas fâché, en retournant dans ma famille, d’observer les mœurs de notre époque et de faire provision de souvenirs pour ma vieillesse.

— Mais enfin, vous savez au moins si c’est vers le nord ou vers le midi que vous vous dirigez. Vous devez connaître d’avance quelle est la première ville où vous passerez.

— Certes ; c’est la petite ville de Saint-Flour.

— Vous devez aller à Saint-Flour ! s’écria le comte de L*** avec une certaine vivacité ! Parbleu ! j’ai bien fait tout à l’heure d’accepter vos offres de service ! C’est le ciel qui vous a envoyé vers moi, et vous pouvez tout bonnement me sauver la vie !… Écoutez-moi avec attention, je vous en conjure !

— C’est-à-dire, monsieur le comte, que si vous ajoutez une parole de plus, je prierai monsieur de s’éloigner, s’écria le vieux curé qui gardait le jeune homme, Quoi ! vous sortez d’avoir une crise de douze heures, la fièvre vous dévore encore, et vous voulez vous occuper d’affaires et parler. Du tout, cela ne sera pas. Reposez-vous, dormez, et demain, si vous êtes, comme cela me paraît probable, complètement remis, je vous rendrai votre liberté d’action.

Le vieux curé prononça ces paroles avec une telle fermeté, que le blessé comprit qu’il fallait se soumettre. Un quart d’heure plus tard, il dormait d’un paisible sommeil.

J’allais reprendre la conversation à voix basse, et demander au bon curé des renseignements plus précis et plus détaillés que ceux que j’avais recueillis jusqu’alors sur la manière de vivre des proscrits, lorsque je le vis saisir vivement son fusil, puis appuyer vivement son oreille contre la terre : il me sembla alors distinguer, venant des fourrés voisins, le bruit produit par la marche de plusieurs personnes qui s’avançaient vers nous avec précaution et en silence.

J’avouerai, avec franchise, qu’en entendant les craquements produits par les pas des êtres invisibles qui se dirigeaient de notre côté, en foulant sous leurs pieds les branches mortes des fourrés, je ne pus me défendre d’une assez vive émotion.

Ma position ne laissait pas en effet que d’être fort compliquée et très-embarrassante ; d’abord, à mon sabre près, j’étais sans armes ; ensuite, en supposant toutefois que j’eusse possédé un fusil, m’était-il permis de faire feu, à moi militaire, contre des troupes dans l’exercice de leur devoir ? Pourtant, d’un autre côté, si je ne prenais pas part à l’action, qui allait sans doute s’engager, et que le détachement envoyé à la poursuite des proscrits me fit prisonnier, ma présence dans cette forêt, au milieu de tous ces nobles et de ces ecclésiastiques mis hors la loi, n’entraînerait-elle pas, à coup sûr la perte de ma tête ? Enfin, considération suprême et qui dominait toutes mes craintes, j’avais peur que cette expédition, dirigée contre les proscrits et qui coïncidait d’une si déplorable façon avec mon arrivée parmi eux, ne leur donnât la conviction que j’étais un espion ou un traître.

Toutes ces réflexions, qui m’assaillirent et me serrèrent à la fois l’esprit et le cœur, n’eurent pas, heureusement pour moi, une longue durée : elles me prirent cent fois moins de temps que je n’en mets ici à les raconter.