Aller au contenu

Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/37

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le cri mélancolique et disgracieux d’un oiseau de nuit s’éleva bientôt au milieu du silence ; le vieux curé déposa alors son fusil par terre, reprit tranquillement sa place, et se retournant vers moi :

— Il n’y a rien à craindre, me dit-il d’une voix calme et que l’appréhension d’un danger imminent n’avait pas altérée ; ce sont des amis qui viennent rendre visite à M. le comte.

En effet, presque aussitôt, je vis apparaître M. de La Rouvrette, donnant le bras à un homme âgé environ d’une dizaine d’années plus que lui ; je courus à sa rencontre.

— Mon cher monsieur, me dit-il, je vous présente mon frère aîné, l’archidiacre.

— Ah ! vous m’avez bien effrayé, lui répondis-je après avoir salué profondément l’archidiacre, j’ai cru un instant que nous étions surpris par un détachement de troupes révolutionnaires.

— Oh ! ce danger n’est guère à craindre, me dit-il en souriant, mes précautions sont prises ! Non-seulement nous plaçons continuellement des sentinelles sur les éminences qui dominent les abords de cette forêt, mais nous avons en outre, dans tous les bergers des environs, des alliés fidèles et des espions intelligents et dévoués, qui veillent sur notre sûreté, dans un rayon de plus de quatre lieues de distance !

— Oui, mais la nuit ?

— Eh bien ! la nuit si les troupes marchaient contre mous, nous serions de suite avertis de leur arrivée par des signaux convenus.

— Des signaux pendant la nuit ?

— Certes ; l’obscurité empêche-t-elle donc d’apercevoir un grand feu allumé sur une éminence ? C’est le contraire qui a lieu, je suppose.

M. de La Rouvrette et son frère l’archidiacre s’informèrent alors avec beaucoup de sollicitude de la santé du jeune comte ; remercièrent et complimentèrent le vieux curé qui le gardait, de son dévouement, et lui proposèrent, s’il se sentait trop fatigué, de prendre sa place et de veiller le malade pendant cette nuit.

— Je vous remercie beaucoup, leur répondit-il, mais je ne puis profiter de votre obligeance. J’ai vu naître le comte de L***, c’est à son grand-père que je dois mon instruction, à son père la prêtrise ; aussi ai-je cru voir le doigt de Dieu, lorsque le hasard a conduit dans cette forêt le fils de mon bienfaiteur ! Le jeune comte se trouve en ce moment tout à fait hors de danger : son esprit seul est malade, et comme je suis l’unique personne qui connaisse la cause de son chagrin, qu’avec moi seul il peut en parler à cœur ouvert, je lui suis tout à fait indispensable.

M. de La Rouvrette ne jugea pas à propos d’insister, et après être resté encore environ une demi-heure avec le vieux curé, il me proposa de l’accompagner au campement général.

— Qu’appelez-vous campement général ? lui demandai-je.

— Tous les soirs, me répondit-il, ces messieurs élèvent des tentes et construisent des espèces de cabanes, qui leur servent à passer la nuit à l’abri de la neige, en hiver, et de la rosée, en été. L’emplacement où l’on dresse ces tentes, qui sont pliées et soigneusement cachées le lendemain matin, s’appelle le campement général.

— Je vous remercie beaucoup de cette explication et de votre offre, mais l’air est si doux et si embaumé, je me trouve si bien où je suis, que je désire veiller au moins une partie de cette nuit auprès de votre malade.

— Soit, monsieur le curé vous conduira au campement lorsqu’on viendra le relever dans sa garde. Au revoir.

M. de La Rouvrette, après m’avoir donné une poignée de main, allait se retirer, lorsque le curé lui dit à voix basse quelques mots à l’oreille, qui lui arrachèrent une exclamation de surprise.

— Vous auriez dû, monsieur le curé, nous avertir plus tôt de ce fait, qui me semble fort grave, lui répondit-il.

— J’ai été retenu par la crainte d’effrayer inutilement la station…

— Il vaut mieux effrayer ses amis que de les laisser tomber dans un danger ! Au reste, nous aviserons demain à faire une battue dans la forêt. En attendant, je vais de ce pas visiter les sentinelles et leur recommander la plus extrême surveillance.

Lorsque M. de La Rouvrette se fut éloigné avec son frère, je fus voir si le comte de L*** dormait, et le trouvant plongé dans un profond sommeil, je revins prendre ma place auprès du vieux curé :

— Monsieur, lui dis-je, le malade ne peut nous entendre ; l’amitié que me porte M. de La Rouvrette vous garantit ma loyauté, me permettez-vous de vous adresser quelques questions ?

— Je suis prêt à vous répondre ; parlez.

— Qu’avez-vous donc voulu dire en prétendant que vous avez eu peur d’effrayer la station ?

Pour parler ainsi, il faut donc que vous ayez été témoin de quelque symptôme inquiétant.

— Avant-hier, reprit lentement le bon vieux curé, comme s’il cherchait à se rappeler ses souvenirs, et sans prendre garde à ma dernière question, avant-hier, il pouvait être deux heures après minuit, et je sommeillais à côté de mon malade, lorsque j’entendis un bruit étrange de branches froissées qui se faisait à quelques pas de moi ; on eût dit un homme s’avançant avec précaution, et en rampant, à travers les fourrés et les taillis. J’armai aussitôt mon fusil, et, me plaçant entre la manne où repose monsieur le comte et la direction d’où venait le bruit, je poussai de toute la force de mes poumons un sonore « Qui vive ! » tout rentra aussitôt dans le silence. Persuadé que je m’étais trompé, que j’avais été le jouet d’un songe, je repris, sans attacher aucune importance à ce qui venait de se passer, mon sommeil, ou, pour être plus exact, ma méditation interrompue. Jugez de mon anxiété, lorsque, une demi-heure plus tard, les branches recommencèrent à s’agiter, le même bruit se reproduisit. Cette fois le doute ne m’était plus possible ; ma résolution fut prompte. Je m’élançai de toute ma vitesse qui, hélas ! n’est pas bien grande, dans la direction où je sais qu’un ennemi se trouvait caché : alors un homme que l’obscurité ne me permettait pas d’apercevoir et qui sembla sortir de dessous terre, se mit à fuir devant moi avec une telle légèreté, que bientôt je ne distinguai plus le bruit de ses pas ! Je vous laisse à juger dans quel état d’anxiété je passai le reste de la nuit, non pas, — et Dieu qui m’entend sait combien ma parole est sincère, — que je craigne l’échafaud ; mais la pensée que le fils de mes bienfaiteurs pouvait tomber entre les mains des troupes révolutionnaires glaçait mon sang dans mes veines.

Le soleil, en apparaissant splendide à l’horizon, chassa mes tristes pressentiments ! En réfléchissant à la façon dont nous avons su prendre nos précautions, à la vigilance des bergers et des paysans qui nous sont dévoués, à l’impossibilité pour un étranger de parcourir, sans s’égarer ou sans être aperçu par nos sentinelles, les solitudes de nos forêts, je finis par conclure que ce prétendu rôdeur des bois, dont la présence était inexplicable et dont les allures suspectes m’avaient tellement effrayé, devait être tout bonnement un renard ou un sanglier.

Hier enfin, pour abréger et terminer ce trop long récit, le même incident s’est reproduit à peu près de la même façon que la première fois ; seulement, ce matin, j’ai trouvé, accroché à un buisson épineux, un morceau de laine rouge, de cette étoffe qui sert à faire des bonnets phrygiens. J’ai donc dû repousser cette explication que le mystérieux visiteur nocturne était un sanglier ou un renard.

— Et vous n’avez communiqué alors vos craintes et vos soupçons à personne ? demandai-je au vieux curé, dont le récit n’avait vivement intéressé.

— À une seule personne, me répondit-il, à Pierre, qui m’a promis de passer cette nuit à parcourir et à fouiller les alentours de l’endroit où nous nous trouvons en ce moment ! Mais, tenez, je l’entends justement qui vient vers nous.

En effet, à peine le curé achevait-il de prononcer ces pa-