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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/39

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jeune comte de L***. À présent vous en savez sur ce sujet autant que moi-même.

— Voilà une bien singulière histoire ! Mon esprit se perd dans les conjectures les plus opposées ! D’abord, comment cet homme a-t-il pu réussir à pénétrer dans le cœur de cette forêt, sans être aperçu par vos nombreuses sentinelles, sans être arrêté, ou du moins signalé par les pâtres et les paysans des environs, qui veillent avec un si grand dévouement à votre sûreté. Enfin, pourquoi cette haine contre le comte de L***, qu’il a tenté, pendant trois nuits suivies, d’assassiner ! Il y a mille à parier contre un qu’il n’avait pourtant jamais, jusqu’à ce jour, vu le jeune comte. Tout cela est bien propre à dérouter l’esprit le plus subtil et le plus investigateur., Je ne sais vraiment plus à quelles suppositions m’arrêter.

— Ayez un peu de patience, cet événement mystérieux ne peut manquer d’être éclairci bientôt, car voici monseigneur l’évêque, accompagné de la plupart des chanoines, qui se dirige de notre côté. Ils vont sans doute interroger le prisonnier.

M. de La Rouvrette, donnant le bras à son frère l’archidiacre, apparut alors sortant du campement ; en me voyant, il laissa son frère se mêler au cortége qui accompagnait l’évêque, et vint me trouver.

— J’espère, mon cher monsieur, me dit-il amicalement, que vous ne vous plaindrez pas, vous qui êtes amoureux d’aventures, que les événements vous aient manqué depuis votre arrivée ici : vous vous trouvez en plein drame.

— Je ne vous cacherai pas que ma curiosité est, en effet, excitée au dernier point.

Cinq minutes plus tard, je parvins, à la suite des chanoines, dans une étroile clairière, située non loin du campement, et où j’aperçus, gardé à vue par deux proscrits, et les mains solidement attachées derrière le dos, le berger qui, la veille, avait tenté d’assassiner le jeune comte de L***.

Quoiqu’il eût perdu une grande quantité de sang, le blessé avait toute sa connaissance. Son interrogatoire commença aussitôt notre arrivée.

— Mon ami, ni dit le vénérable évêque, je désire savoir quel est le motif qui t’a conduit à commettre l’abominable action dont tu t’es rendu coupable ?

— Hélas ! monseigneur, répondit le berger, c’est la misère ! Je suis marié, père de trois enfants en bas âge, et je n’ai pour toutes ressources que cent écus par an, que me donne mon maître…

— Mais avec cent écus par an, tu pouvais élever la famille.

— Oui, monseigneur, si cette somme m’était comptée en argent, mais mon maître me paye en assignats.

— Et quel est ton maître ? un fermier, sans doute, car ton costume est celui d’un berger.

— Mon costume, monseigneur, est un déguisement. Il est vrai que dans ma jeunesse j’ai gardé les troupeaux, mais voilà de longues années que j’habite la ville. Mon maître est le citoyen Durand, jadis charron, aujourd’hui président du district de Saint-Flour.

— Et c’est par ordre du citoyen Durand, jadis charron, et à présent président du district, que tu as tenté d’assassiner le comte ?

— Oui, monseigneur, par son ordre.

— Mais, j’y songe, comment se fait-il que tu m’appelles monseigneur ? Tu me connais donc ?

— Ah ! monseigneur, je crois bien que je vous connais ! C’est vous, il y a de cela aujourd’hui vingt-cinq ans, et j’en avais quinze alors, qui m’avez fait faire ma première communion. Vous étiez, à cette époque, curé de Saint-Flour. Je me nomme Nicolle.

À ce souvenir, le prétendu berger laissa échapper un profond soupir, et des larmes se montrèrent dans ses cils.

Le bon évêque, quoiqu’il affectât de conserver l’impassibilité qui sied à un juge, était aussi vivement ému :

— Oui, il y a vingt-cinq ans, je possédais en effet la cure de Saint-Flour, répéta-t-il lentement et d’une voix mélancolique. C’était là le bon temps ! Les peuples croyaient en Dieu, leurs mains étaient pures de sang, et leurs pensées n’avaient point pour unique but le vol, la spoliation, le brigandage ! Les serviteurs trouvaient une vieillesse respectée et heureuse sous le même toit où ils étaient nés : les petits-fils de ceux qu’ils avaient fidèlement servis leur fermaient pieusement les paupières !

Il y a vingt-cinq ans, les apprentis laborieux succédaient à leurs maîtres et devenaient riches à leur tour, car à cette époque une bonne conduite était considérée plus encore qu’un capital, et l’argent s’associait volontiers à l’honnêteté active et à l’intelligence ! Oui, mais à cette époque aussi, nous n’étions pas libres !

Nous n’avions pas pour devise ces trois mots magiques d’égalité, de fraternité et de liberté, que l’on écrit à présent sur toutes les portes des prisons et que le bourreau répète à chaque tête qu’il abat ; ces mots qui servent toujours de signal quand il s’agit de piller et d’incendier un château, d’égorger un troupeau d’innocentes victimes.

Le bon évêque, après avoir prononcé ces mots avec une amertume pleine de tristesse, se tut et inclina sa tête sur sa poitrine.

— Monseigneur, lui dit, après avoir respecté pendant quelque temps son silence, un des chanoines présents, ne désirez-vous point continuer l’interrogatoire de cet homme ?

À cette question le vénérable prélat sembla sortir d’un songe.

— Vous avez raison, mon frère, dit-il d’une voix encore émue. Et s’adressant de nouveau au berger :

— Explique-moi, continua-t-il, comment il se fait que tu aies pénétré au milieu de cette forêt qui nous sert de refuge, sans être aperçu par nos sentinelles, sans nous être signalé par les bergers ou par les paysans qui veillent à notre sûreté ?

— Vous oubliez, monseigneur, répondit le blessé ou Nicolle, que j’ai été moi-même berger pendant ma jeunesse ! Cette forêt m’est parfaitement connue. Il n’y a pas un de ses sentiers que je n’aie parcouru autrefois… C’est seulement à cause de cela que mon maître m’a choisi pour assassiner le comte !

— Mais le comte de L***, où l’as-tu vu ? Comment espérais-tu le reconnaître ?

— J’ai vu M. le comte de L***, il y a peu de temps de cela, à Saint-Flour…

— Le comte de L*** à Saint-Flour ! tu te trompes.

— Oh ! non, monseigneur, je ne me trompe pas. Le comte est venu à Saint-Flour. Il a essayé de pénétrer chez mon maître, a été découvert, poursuivi, et a reçu dans sa fuite, que je ne puis m’expliquer, tant elle tient du miracle, ce coup de fusil dont il souffre encore aujourd’hui.

— Cet homme dit vrai, monseigneur, je connais les détails de l’imprudence commise par M. le comte, interrompit le vieux curé, qui avait gardé le jeune homme pendant sa maladie, et avec qui j’avais fait connaissance la veille.

— Et combien ton maître, continua l’évêque en s’adressant de nouveau à l’assassin, et combien ton maître t’a-t-il payé pour l’accomplissement de ta mission de sang ?

— Mon maître, monseigneur, m’a donné trois écus en argent.

— Trois écus ! Quoi ! c’est pour une si faible somme que tu as consenti à commettre un crime aussi lâche et aussi odieux.

— Que voulez-vous, monseigneur, mon maître, le citoyen Durand, est, je vous le répète, président du district. Rien de plus facile pour lui que de me faire guillotiner, si je m’étais refusé à lui obéir, d’autant plus que j’ai été dans le temps employé au château de notre ex-seigneur !…

— Ainsi ton maître t’avait menacé, si tu te refusais à assassiner le comte de L***, de te livrer au bourreau ?

— Oui, monseigneur, il me l’avait promis.

— Tu n’essayes pas de nous tromper ?