Aller au contenu

Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/40

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Oh ! non, monseigneur, je prends Dieu à témoin de la sincérité de mes paroles ! s’écria le faux berger avec un ton de franchise qu’il était impossible de mettre en doute. Au reste, quoique ne vivant pas parmi les habitants des villes, vous ne devez pas être tellement étranger, monseigneur, aux événements qui se passent en France, à cette heure, que vous ignoriez que résister aux volontés des gens du pouvoir équivaut à un suicide ! On nous dit, à nous autres pauvres gens du peuple : « Citoyen, obéis, ou l’on te guillotine ! » et ce que l’on dit on le fait !

— Je croyais, reprit l’évêque, que les nobles et les ecclésiastiques avaient le monopole exclusif de l’échafaud ?…

— Oh ! nullement, monseigneur. Le couperet à abattu plus de têtes parmi le peuple que parmi la noblesse et le clergé. Qu’un homme puissant aime votre femme, désire votre maison, où vous garde rancune d’une vieille querelle des temps passés, vite, il vous fait arrêter d’abord, puis, peu après, condamner comme suspect, et c’en est fait de vous !… Je vous assure bien que, si je n’avais pas craint la vengeance de mon maître, j’aurais refusé de me charger d’assassiner M. le comte de L*** ; mais je savais que résister à son ordre c’était me perdre, et j’ai dû obéir…

Le langage simple et vrai de l’assassin avait, je ne tardai pas à le remarquer, produit une assez vive impression sur les chanoines. Aussi, lorsque l’évêque, se retournant de leur côté, leur demanda :

— Que faut-il faire de cet homme ?

Personne ne répondit d’abord à cette question, qui touchait cependant de si près à la sécurité de tous les proscrits.


XI

Après un moment de silence, et voyant que personne ne prenait la parole, l’évêque répéta de nouveau sa question :

— Que faut-il faire de cet homme ?

— Monseigneur, répondit enfin le chanoine le plus âgé de tous ceux qui étaient présents, nous avons la plus grande confiance dans votre sagesse. Prononcez vous-même sur le sort de l’assassin ; nous accepterons votre décision avec l’obéissance et le respect que nous vous devons.

Cette réponse sembla embarrasser assez le vénérable prélat.

— Messieurs, dit-il, je refuse cette obéissance passive que vous voulez bien m’accorder ! La mesure que vous me chargez de prendre est trop grave, et touche de trop près au salut commun, pour que je veuille en assumer la responsabilité. Selon moi, ce Nicolle envisage à présent avec horreur son crime, mais, malheureusement, j’ignore si son repentir est assez sincère pour lui donner la force de résister aux ordres de son maître, le citoyen Durand ! Or Nicolle connait, il vient de nous l’avouer lui-même, les retraites les plus cachées et les plus secrètes de la forêt qui nous sert de refuge ! que l’intimidation ou la cupidité ait encore prise sur lui, une fois que nous lui aurons rendu sa liberté, et c’en est fait de nous ; notre sort est entre ses mains !…

Ces raisons, que chacun sentait instinctivement et que l’évêque venait de formuler pour tous, assombrirent les visages des assistants et firent pâlir le misérable Nicole.

— Monseigneur, dit un des chanoines, quelle sera, selon vous, la conduite que tiendra cet homme si nous le laissons partir en toute impunité ?

— Une fois retombé sous l’intimidation et rentré dans le monde révolutionnaire, cet homme aura honte de l’attendrissement momentané que lui aura causé notre pardon, et il redeviendra notre ennemi, répondit tristement l’évêque.

— Alors, s’écria le chanoine, il ne faut pas que ce Nicolle sorte de la forêt. Dieu nous pardonnera le sang versé en faveur de notre propre conservation, car il s’agit ici d’un cas de légitime défense ; n’est-ce pas aussi là votre opinion, monseigneur ?

— J’ai déjà eu l’honneur de vous dire, messieurs, répondit l’évêque, que je ne voulais peser en rien sur votre décision. Quant à mon opinion personnelle, puisque vous me la demandez, et je vous supplie de ne pas y conformer la vôtre par déférence pour moi, je trouve qu’il vaut mieux cent fois s’exposer à la trahison et à la mort que de verser le sang d’un traître qui se repent peut-être. Ma conviction, je vous le répète, est que ce Nicolle abusera de sa liberté pour nous perdre, mais enfin je puis me tromper ; or, dans le doute, ne vaut-il pas mieux risquer sa vie que de se rendre coupable d’un meurtre inutile ?

— Oui, monseigneur, vous avez raison, s’écrièrent plusieurs chanoines. Relâchons cet homme, et si notre clémence doit nous conduire à l’échafaud, eh bien, nos cœurs sont purs, et nous saurons envisager la mort sans faiblesse !

Pendant la courte discussion que je viens de rapporter, je n’avais pas quitté une seule minute du regard l’assassin du comte de L***. Selon que l’évêque parlait contre lui ou en sa faveur, je le vis changer de visage, et je compris à l’expression hypocrite et fausse de sa physionomie que le vénérable prélat ne se trompait pas en le jugeant capable d’une nouvelle trahison. Aussi ne pus-je n’empêcher de ressentir, malgré mon admiration pour la sublime clémence de ces malheureux proscrits, une vive émotion et un profond dépit en les voyant sur le point de rendre la liberté à un misérable qui, — pour moi cela ne faisait pas un doute, — devait les livrer tôt ou tard au bourreau.

J’allais exprimer cette opinion avec énergie, lorsque M. de La Rouvrette m’en empêcha en prenant lui-même la parole :

— Messieurs, s’écria-t-il, si vous me portez un peu d’estime et d’amitié, si vous n’avez pas perdu tout souvenir des services que j’ai été assez heureux pour pouvoir vous rendre, écoutez-moi, je vous en conjure, avant de prendre une détermination définitive.

— Parlez, mon cher monsieur de La Rouvrette, lui dit l’évêque ; nous vous regardons comme notre frère et notre bienfaiteur, et nous avons la plus grande confiance dans votre sagesse et dans votre expérience !

— Mes chers amis, reprit mon hôte en s’inclinant profondément devant le vénérable évêque, je savais d’avance que vous seriez tous d’accord, au dernier moment, pour absoudre cet assassin, au prix même de votre sang ! J’aurais été un athée jusqu’à ce jour, que votre sublime abnégation suffirait pour me rappeler à de meilleurs sentiments. La religion seule peut donner à d’innocentes victimes l’idée et la force de se livrer à leurs cruels et implacables persécuteurs, plutôt que de sévir contre un de leurs bourreaux. Je vous admire, mais je ne vous approuve pas.

— Mon frère, dit doucement l’évêque en interrompant le vieux gentilhomme, nous vous remercions de l’intérêt que vous voulez bien nous porter ; mais je crois que vos paroles, bonnes tout au plus à prolonger les angoisses de Nicolle, ne pourront rien sur notre résolution. Ne vaut-il pas mieux laisser partir de suite cet homme que de le tenir ainsi suspendu entre l’espérance et la crainte, entre la vie et la mort ?

— Je vous assure, monseigneur, que ce Nicole ne partira pas, reprit M. de La Rouvrette avec un redoublement d’énergie, Je n’ai que peu de mots à dire, veuillez m’écouter, je vous prie. Que pour ne pas verser le sang d’un lâche assassin, vous consentiez à porter votre tête sur l’échafaud, c’est votre droit ; mais pouvez-vous aussi disposer, sans leur volonté, de vos compagnons d’infortune ? Ce Nicolle en vous trahissant les trahit également, et votre perte entraîne la leur ! Mon opinion, basée sur la plus stricte justice, est qu’avant de prononcer sur le sort de ce homme, vous devez consulter les proscrits des autres stations :

Un court silence, pendant lequel je vis Nicolle pâlir affreusement, suivit les paroles de M. de La Rouvrette.

— Mon cher monsieur, dit enfin l’évêque en s’adressant à mon hôte, vous avez raison ; nous devons consulter nos frères.

— Ma foi, monseigneur, vous n’aurez pas longtemps à at-