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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/43

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et les pleurs que nous échangeâmes à notre séparation, notre désespoir, nos projets d’avenir, car nous étions fiancés ma cousine et moi, nous devions nous marier sous peu…

— Mais, dis-je en interrompant le jeune homme, pourquoi mademoiselle votre cousine ne suivait-elle pas votre exemple ? Il me semble qu’elle eût mieux fait d’émigrer avec son père que de rester exposée en France à toutes les fureurs de la révolution.

— Plût à Dieu que Laure eût émigré, comme c’était d’abord son intention : je ne serais pas aujourd’hui le plus misérable des hommes, et mon avenir ne m’offrirait plus que honte et désespoir ! me répondit le comte de L***. Mais, hélas ! une grave maladie qui atteignit mon oncle, le marquis de L***, au moment où il allait passer à l’étranger, contraignit ma cousine à demeurer en France.

— Mais vous, monsieur le comte, pourquoi n’êtes vous pas resté auprès d’elle ?

— Hélas ! vous oubliez, monsieur, l’aveuglement insensé qu’éprouva alors la noblesse entière. Nous ne croyions pas à une révolution ; nous nous figurions que la bourgeoisie et le peuple, ne pouvant se passer de nos capitaux, nous supplieraient bientôt de revenir et nous porteraient en triomphe dans nos châteaux, après nous avoir fait amende honorable du passé ! Les esprits les plus pessimistes admettaient bien, comme une chose possible, quoique peu probable, que la nation nous garderait rancune et ne viendrait pas la première à nous ; mais, en revanche, ils ne doutaient pas un seul instant, que du jour où nous voudrions nous donner la peine de repasser la frontière, à la tête d’une dizaine de régiments étrangers, toutes les portes s’ouvriraient devant nous, et que nous rentrerions sans coup férir à Paris. À force d’entendre répéter ces propos, je finis par y croire fermement, et je n’hésitai pas à quitter ma cousine, pour me rendre là où n’appelait le devoir. Ah ! quelle terrible leçon nous avons reçue. Puissent cet exemple et ce souvenir servir plus tard aux honnêtes gens, et leur apprendre que, devant une société menacée par les plus mauvaises passions de gens sans aveu et sans foi qui rêvent le meurtre et le pillage, les bons citoyens, au lieu de se diviser où de fuir, doivent serrer leurs rangs et se rallier dans une pensée de salut commun, la noblesse, faisant des concessions devenues nécessaires, et la bourgeoisie, abandonnant des prétentions exorbitantes, se fussent entendues, elles seraient facilement venues à bout des quelques misérables ambitieux qui, grâce à cette division, se sont emparés de ses richesses et ont versé le plus pur de son sang. Mais je reviens à mon récit. Dans le petite ville de Saint-Flour vivait à cette époque un nommé Durand, homme d’une conduite déplorable, flétri par de fâcheux antécédents, et dont la violence était redoutée de tous ses voisins.

Ce Durand, et croyez, monsieur, que cet aveu m’est pénible à faire, ce Durand, dis-je, qui avait eu l’occasion d’apercevoir plusieurs fois ma cousine, devint éperdûment amoureux d’elle. Vous comprendrez sans peine ce que peut être chez un homme semblable le sentiment qu’à défaut d’une autre expression pour le qualifier, je désigne par le nom d’amour : une passion brutale et sauvage.

J’étais à peine parti depuis deux mois, lorsque je reçus une lettre de ma cousine, qui m’apprenait les persécutions dont cet homme l’accablait. Je crus à cette lecture que je deviendrais fou de honte et de rage, et je résolus de courir, sons perdre une minute, au secours de Laure.

Malheureusement, poursuivi et traqué dès mon entrée en France, je dus me cacher, car ma vie était nécessaire à ma cousine, et je ne pus arriver à Saint-Flour. Un émissaire adroit, à qui je donnai tout l’or que je possédais, et qui parvint jusqu’à ma cousine, m’apprit à son retour que cet infâme Durand, profitant de la terreur qu’il inspirait pour se lancer avec succès dans la vie politique, venait d’être nommé administrateur du district, et avait fait arrêter le marquis de L***, mon oncle, le père de ma bien-aimée. Deux lignes, écrites à la hâte par ma cousine, me confirmèrent ces tristes nouvelles : « Je me dois à mon père, me disait-elle, ce n’est qu’après l’avoir sauvé que j’aurai le droit de mourir. »