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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/44

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Il n’y avait pas à hésiter : mon parti fut bientôt pris. Abandonnant l’abri que m’offrait cette forêt où nous nous trouvons en ce moment, je me rendis sans perdre une minute au château de mon oncle, qui est situé à environ un quart de lieue de Saint-Flour. Hélas ! je ne trouvai que des ruines ! Le feu, le pillage et le meurtre s’étaient abattus à la fois sur cette antique demeure de ma famille et l’avaient complètement saccagée au nom de l’égalité et de la fraternité.

Rendu insensible par la douleur au danger, et ne considérant plus la mort que comme un doux repos, je pénétrai alors hardiment à Saint-Flour même.

Restait à savoir où demeurait ma cousine, car, dans la lettre non signée que j’avais reçue d’elle, elle ne me donnait pas son adresse de peur de compromettre son père, si cette lettre venait à être interceptée. Avec cette suprême imprudence que donne le mépris de la mort, je m’adressai à la première personne que je rencontrai ; le bonheur voulut que ce fût un honnête homme.

Il m’apprit que ma cousine demeurait chez le citoyen Durand, l’ex-charron, le président actuel du district, et le patriote par excellence de Saint-Flour.

Je vous avouerai que cette nouvelle me parut tellement invraisemblable, si monstrueuse, que je me refuserai d’abord à y croire, d’autant plus que mon donneur de nouvelles ajoutait que le père de Laure se trouvait toujours en prison. Or, comment supposer qu’une jeune file douée d’une exquise délicatesse, de grande famille, possédant une âme élevée, pût être tombée tout à coup à ce profond degré d’abjection ! cela n’était pas admissible !

Toutefois, la révolution a donné lieu à de telles monstruosités, l’homme qui me renseignait semblait tellement certain de ce qu’il avançait, que je résolus de me rendre sans plus tarder chez le citoyen Durand.

Il faisait presque nuit lorsque j’arrivai à la maison habitée par le président du district. Le cœur me battait avec violence, et ce ne fut pas sans une émotion extrême que je laissai tomber le marteau de la porte.

Jugez de mon désespoir et de ma rage, lorsque j’aperçus ma cousine Laure dans la première pièce où j’entrai.

— Vous ici, ma cousine ! m’écriai-je ; puis je me tus, car mon cœur était tellement gonflé que je ne pouvais parler.

Laure, pâle comme une morte, me regardait avec des yeux fixes et hagards, sans me répondre : elle semblait ne me voir ni ne m’entendre, lorsque, poussant tout à coup un cri déchirant, elle tomba lourdement par terre.

Me précipiter à son secours, la relever, l’accabler de protestations d’amitié et de tendresse, fut pour moi l’affaire d’une seconde.

Déjà je voyais le sang remonter à son visage, déjà je sentais son cœur battre, quand la porte s’ouvrit et qu’un homme, d’une figure ignoble et vêtu d’une carmagnole, entra dans la chambre en proférant d’affreux blasphèmes ; cet homme était Le citoyen Durand.

Je ne puis vous exprimer la colère immense qui s’empara de moi à la vue du scélérat : quant à ma cousine Laure, jamais je n’oublierai le regard indicible et chargé de haine, de fureur et de dégoût par lequel elle accueillit son arrivée.

Un moment troublée par ma présence, à laquelle il était loin de s’attendre, le citoyen Durand ne tarda pas néanmoins à reprendre bientôt tout son sang-froid ou, pour être plus exact, toute son impudence.

— Il paraît, citoyenne, dit-il en s’adressant à Laure, et en ricanant, que tu ne vaux guère mieux que les semblables, les autres aristocrates ! Quoi ! à la veille de m’épouser, tu reçois ainsi, pendant mon absence, les jeunes galants qui viennent te conter fleurette ! Tu chasses de race, à ce que je vois. Allons, je veux bien te pardonner pour cette fois, en considération de l’amour que je sais que tu me portes ; seulement, sois plus circonspecte à l’avenir, et n’oublie pas que l’honneur d’être l’épouse légitime d’un bon patriote impose à la femme qui en a été jugée digne de sérieuses obligations, de graves devoirs. Retire-toi.

Le citoyen Durand se retourna alors de mon côté, et me toisant des pieds à la tête d’un regard impertinent :

— Quant à toi, beau damoiseau, continua-t-il en se tournant lentement vers moi, il est inutile que tu essaies de fuir ; je ne t’ai jamais vu, et cependant je te reconnais à la haine que tu m’inspires : tu es le ci-devant comte de L***. Au son de la République, qui t’a mis hors la loi, je t’arrête !

— Vous vous étonnerez peut-être, mon cher monsieur, de ce que j’aie pu laisser ce misérable Durand parler si longtemps sans lui sauter à la gorge ou sans le fouler à mes pieds ! Hélas ! je rougis en vous faisant cet humiliant aveu ; mais je ne dois pas vous cacher qu’en l’entendant tutoyer Laure et lui dire qu’il lui pardonnait, en considération de l’amour qu’elle lui portait, la jalousie m’avait mordu au cœur.

Ce ne fut qu’en entendant le cri déchirant que poussa ma cousine, lorsque Durand me déclara que j’étais son prisonnier, que je revins de mes injustes et monstrueux soupçons. Ma pensée se tourna aussitôt vers la vengeance.

— Infâme scélérat ! dis-je à Durand qui se dirigeait vers la porte de sortie, probablement pour aller chercher main-forte, si tu fais un pas de plus je te brûle la cervelle !

En parlant ainsi, je retirai de mes poches une paire de pistolets à double canon, dont je m’étais pourvu, et mettant en joue le président du district qui pâlit affreusement : « À genoux, continuai-je, à genoux devant mademoiselle de L***, et demande-lui, avant de mourir, pardon de tes outrages. »

Le scélérat, incapable de prononcer une parole, n’hésita pas à obéir ; il tomba à genoux.

— Laure, continuai-je en m’adressant à ma pauvre cousine, éloignez-vous, je vous en prie, un moment.

— Pourquoi cela, mon cousin ? me demanda-t-elle d’une voix tellement brisée, que je devinai plutôt sa phrase que je ne l’entendis. :

— Pour que je puisse faire justice de cet homme à mon aise.

Laure fit alors deux pas dans la direction de la porte, s’arrêta un moment indécise, puis revenant vers moi :

— Mon cousin, me dit-elle les yeux baissés et comme écrasée par la honte, si l’affection que vous m’avez portée jadis n’est pas tout à fait éteinte aujourd’hui dans votre cœur, respectez la vie du citoyen Durand, que j’aime, et qui doit être bientôt mon époux.

— Est-il possible que votre cousine, que vous m’avez présentée au commencement de votre récit comme une jeune personne accomplie, ait pu vous tenir un pareil langage ? dis-je au comte de L*** en l’interrompant.

— Cette réponse me causa une impression trop profonde pour que je ne l’aie pas conservée textuelle dans ma mémoire, me répondit-il ; je crois l’entendre encore, en vous la répétant, retentir à mes oreilles. Au reste, ne vous hâtez pas de condamner Laure !

Pauvre et sublime enfant ! combien je fus cruel et injuste envers elle, lorsque, rendu fou par la douleur, je lui répondis en la saluant profondément :

— « Citoyenne, je vais que vous avez su mettre à profit les loisirs que l’incarcération de votre père et mon absence vous ont faits, pour vous lancer à corps perdu dans les sentiers fleuris du plaisir ! Je ne saurais trop vous complimenter aussi sur le tact exquis et sur le goût délicat dont vous avez fait preuve en choisissant le citoyen Durand pour votre chevalier !

« À présent que je vois se dérouler devant vous un avenir resplendissant d’amour, que vous n’avez plus besoin de mon dévouement, que vous avez un homme digne en tous points de vous comprendre et d’assurer votre bonheur, je n’ai plus rien qui me retienne en France, et je retourne à l’armée des princes. Adieu ! »