Aller au contenu

Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/45

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce qui n’arrivait était si en dehors des choses probables ou possibles, et m’avait tellement bouleversé l’esprit, que je ne songeai même pas à attendre les explications de ma cousine ; je m’éloignai sans retourner la tête, sans penser que j’étais hors la loi et que derrière moi je laissais un ennemi impitoyable, le citoyen Durand.

Absorbé par la douleur, je traversais lentement la ville quand des cris, ou, pour être plus exact, des hurlements furieux, me firent tourner la tête. À cinq cents pas derrière moi, j’aperçus une meute affamée de sans-culottes et de révolutionnaires qui me poursuivaient,

Je me sentais si malheureux, j’éprouvais un tel dégoût de la vie, que ce spectacle, loin de m’épouvanter, me causa presque un mouvement de joie ; car il m’annonçait la fin de mes souffrances.

Je continuais donc d’avancer sans hâter le pas, lorsqu’une pensée, qui dans mon accablement et mon trouble ne s’était pas encore présentée à mon esprit, vint me rattacher à la vie : je songeais à la vengeance.

Mourir en laissant Durand l’heureux époux de Laure ! Jamais ! L’infâme président du district devait tomber sous mes coups !

La nature m’a doué d’une force et d’une agilité peu communes ; je suis d’un tempérament emporté et nerveux, et je ne crois pas manquer de courage. Vous comprendrez comment, grâce à ces avantages, je pus échapper, sinon sain et sauf, du moins vivant, à la poursuite acharnée que j’eus à subir. Une seule balle m’atteignit dans la lutte : c’est de cette blessure que je souffre encore aujourd’hui. Telle est, mon cher monsieur, ajouta le comte de L***, en terminant son récit, ma lamentable histoire !

— Pour être aussi jeune que vous l’êtes, vous avez déjà bien souffert, lui dis-je après un moment de silence et en serrant ses mains dans les miennes. Je conçois que la trahison de votre cousine vous ait déchiré le cœur. Seulement, ce que je ne comprends pas, c’est que vous puissiez encore songer à elle, et que vous l’appeliez une « pauvre et sublime enfant. » Je vous avouerai que rien, dans la conduite abominable qu’elle a tenue à votre égard, ne me semble motiver cette admiration de votre part !

— L’isolement et le recueillement sont presque toujours d’excellents conseillers, me répondit d’une voix mélancolique le comte de L*** ; j’ai réfléchi froidement, pendant les longues heures d’oisiveté forcée et de silence que ma maladie m’a faites, aux événements que je vous ai racontés, et j’en suis arrivé à la conviction profonde que ma pauvre cousine, en affectant de répondre à la hideuse tendresse de ce Durand, subissait un long et épouvantable martyre, et se dévouait au salut de son père ! Comment expliquer autrement, que par cette abnégation sublime, un tel rapprochement ! Et puis Laure ne m’a-t-elle pas écrit : « Qu’elle n’aurait le droit de mourir qu’après avoir sauvé son père ! »

— Ah ! vous avez raison, m’écriai-je avec une douloureuse pitié ; je comprends tout ! Cette pauvre demoiselle accomplit obscurément une action qui l’emporte en héroïsme sur bien des faits que l’histoire enregistre pompeusement dans ses pages ! Ah ! s’il était donné aux hommes de connaître et d’écrire les dévouements sublimes et surhumains auxquels donne lieu, chaque jour, la hideuse et implacable férocité des tigres qui ensanglantent notre malheureux pays, en voyant tant de courage et tant de vertus, on ne désespèrerait plus du sort de la France ! Mais à quoi bon essayer de vous consoler ? La blessure dont vous souffrez est trop profonde et trop vive pour que des paroles puissent la fermer. Occupons-nous plutôt de moyens à employer pour sauver votre oncle de l’échafaud, et arracher votre cousine des mains de cet abominable Durand. Inutile d’ajouter que vous trouverez en moi un allié dévoué et sincère. Voyons, parlez, quels sont vos projets et vos espérances ? Pourquoi m’avez-vous demandé de vous prêter ma feuille de route ? Que ferez-vous une fois rendu à Saint-Flour ?

— Mes projets sont bien simples, me répondit le jeune homme ; je possède en ce moment près de deux cents louis que j’ai reçus d’un de mes amis passé à l’étranger ; avec cet or, il me sera facile, au moins je l’espère, de corrompre un des geôliers de la maison de détention, et de faire évader mon oncle. Une fois ce résultat obtenu, j’enlève Laure, et je la conduis avec son père dans nos forêts, où nous attendrons, à l’abri de toute persécution, un moment propice pour passer la frontière. Votre feuille de route, en me permettant de rester librement à Saint-Flour, doit me faciliter beaucoup l’accomplissement de ce projet.

— Et une fois que vous aurez atteint une terre hospitalière ?… demandai-je au jeune homme en hésitant et sans oser formuler ma pensée tout entière.

— J’épouserai Laure, me répondit-il. Oh ! je comprends ce que vous n’osez dire dans la crainte de me déchirer le cœur, poursuivit-il avec vivacité. Et que m’importent les liens sacriléges qui unissent cet ange à ce sanglant révolutionnaire. Je ne me souviendrai du passé de ma femme que pour admirer son dévouement filial et pour maudire ses bourreaux. Quant au reste, je me figurerai avoir fait un affreux rêve !


XII

Le comte de L*** achevait de prononcer ces paroles, lorsque nous atteignîmes le campement : un spectacle que je n’oublierai jamais, et dont le souvenir restera toujours vivant dans ma mémoire, frappa mes regards étonnés et attendris.

Au milieu de la plate-forme dont j’ai déjà parlé, plate-forme qui dominait la campagne et où les proscrits élevaient la nuit leur campement, l’évêque, revêtu de ses vêtements sacerdotaux, se préparait à célébrer la messe.

Rien de simple et de touchant à la fois comme ce tableau.

Un bloc de pierre, usé par le contact des siècles, servait d’autel ; aucune décoration, aucun objet d’art n’appelait le regard. Un calice de verre, une croix de bois teinte en noir avec du jus de mûre, deux petits chandeliers de fer, pieuse offrande, sans doute, d’une pauvre chaumière ; enfin, une de ces clochettes que l’on attache au col des vaches, servaient seuls au vénérable prélat.

Sur deux longs et grossiers bancs de bois mal équarris, placés à droite et à gauche de l’autel, les chanoines, revêtus de surplis, attendaient dans un recueillement profond la célébration du saint mystère.

À peine l’évêque se fut-il approché de l’autel, que le son d’une clochette retentit au loin, répercuté à l’infini par les échos d’alentour.

— Je n’avais pas encore remarqué l’existence de cet écho, dis-je à voix basse à mon jeune ami, le comte de L***. Ne craignez-vous pas que ce phénomène d’acoustique ne trahisse votre présence ici quelque jour ?

— Ce que vous prenez pour un écho, me répondit-il sur le même ton, est out bonnement un signal, destiné à faire savoir aux pâtres des environs qu’ils peuvent assister par la pensée à la messe qui va être célébrée, et unir leurs prières aux nôtres. Dans un rayon de quatre lieues, autour de cette forêt, il y a en ce moment des fronts qui s’inclinent vers la terre et des cœurs qui s’élèvent vers Dieu.

Je renonce à rendre, avec la seule aide de ma plume, l’émotion nouvelle et inconnue, la douce tristesse, le sentiment d’extase qu’éveillèrent en moi les chants graves et imposants qui s’élevèrent bientôt au milieu du silence de la forêt ! Un rayon de soleil qui, tamisé, s’il m’est permis de me servir de cette expression, par les fourrés, les branches et les feuillages, tomba semblable à une fine pluie d’or sur le front calme et couvert de cheveux blancs de l’évêque qu’il ceignit, — singulier hasard, — d’une lumineuse auréole, me causa