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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/47

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qu’a dû éprouver le système nerveux du malade !… Après tout, si tu me prends pour un curieux, suppose que je n’ai rien dit et au revoir.

— Je comprends, me répondit la vieille d’un ton capable. Eh bien ! voilà la chose : ce qui a fort suffoqué cette jeunesse, c’est qu’elle a appris que son père a été guillotiné il y a aujourd’hui de cela une semaine, le jour même et juste à l’heure où elle se mariait !

Que l’on juge de la navrante émotion que me causèrent ces paroles ! Cependant j’eus assez de présence d’esprit et d’empire sur moi-même pour dissimuler le coup violent que je venais de recevoir.

Sentant toutefois que, si j’essayais de parler, le tremblement de ma voix trahirait mon émotion, je m’avançai lentement vers le fauteuil où reposait mademoiselle de L***, et, prenant le bras de l’infortunée jeune personne, je me mis à lui tâter le pouls avec toute la gravité d’un praticien consommé ; ce pouls était tellement faible, si insensible, que je crus un moment qu’il avait cessé de battre.

— Est-ce immédiatement après qu’elle a eu appris la mort tragique de son père que cette femme est tombée dans cette espèce de léthargie ? demandai-je à la vieille.

— Oui, citoyen, me répondit-elle.

— Réfléchis bien, je te prie, avant de répondre, car la question que je l’adresse en ce moment est fort grave, repris-je en insistant ; cette jeune femme n’est-elle pas restée seule un moment ! n’a-t-elle prononcé aucune parole ?

— Non, vraiment, elle n’a rien dit ; elle s’est contentée de pousser un cri et de porter à sa bouche un petit flacon qui contenait sans doute une potion ordonnée par le docteur qui la soigne ; puis, après avoir avalé le contenu de cette fiole, elle s’est assise dans ce fauteuil, en nous faisant signe de la main que nous eussions à nous éloigner ; un quart d’heure plus tard, elle était telle que tu la vois à présent, citoyen, c’est-à-dire semblable à une morte !

— Et cette fiole dont l’infortunée a bu le contenu, où est-elle ? l’avez-vous conservée ?…

— Cette fiole s’est cassée en tombant des mains de la citoyenne par terre, et nous en avons balayé les morceaux, me répondit la vieille.

— Eh bien, fais-moi le plaisir d’aller me chercher de suite ces morceaux, m’écriai-je ; tâche surtout de te procurer l’étiquette qui devait être attachée après.

Une des deux vieilles, celle qui ne m’avait pas encore adressé la parole, sortit en grognant et revint au bout d’une minute.

— Voici les morceaux que tu désires voir, citoyen, me dit-elle ; quant à l’étiquette, je l’ai retrouvée entière et je te l’apporte également.

Je saisis vivement ce dernier objet.

Que le lecteur juge de mon désespoir lorsque je lus, en caractères imprimés : Usage externe : puis un peu plus bas, et écrits à la main, ces deux mots terribles : Laudanum Rousseau !

— Mais, misérables, m’écriai-je en m’adressant furieux aux deux vieilles commères qui reculèrent avec épouvante, mais, misérables, vous ne savez donc pas que votre maîtresse est empoisonnée…

— La citoyenne s’est empoisonnée !…

— Mais oui, mille fois oui ! Et, au lieu de courir chercher un médecin, vous la laissez tranquillement mourir !… Allons vite, du café très-fort d’abord et des sinapismes à la moutarde. Et toi, envoie quelqu’un, car tu n’irais pas assez vite, prévenir en toute hâte un médecin.

— Dame ! citoyen, me répondit la vieille qui depuis mon entrée avait constamment adressé la parole, si cette citoyenne s’est empoisonnée, c’est qu’elle a probablement assez de la vie… c’est là une affaire qui ne nous regarde pas.

— Infâme sorcière tu mériterais que…

— Ne te fâche pas, citoyen ; si tu savais, comme moi, le fin mot de la chose, l’intérêt que tu portes à cette belle enfant ne serait pas si vif, et tu la laisserais, sans plus t’en occuper, digérer son poison tout à son aise. Oh ! t’as pas besoin de rouler ainsi des yeux… Je suis la tante du citoyen Durand, moi, de Durand le président du district ! rien que ça ; causons donc de bonne amitié. Pour en revenir à cette jeunesse, figure-toi que mon neveu s’est amouraché d’elle, je ne sais pas trop pourquoi, que c’est pitié. Et pourtant cette femme est tout bonnement la fille de l’ex-marquis de L***.

— Et c’est ce ci-devant qui a été guillotiné il y a huit jours ?

— Lui-même, Dame ! tu conçois que la faiblesse a ses limites. Mon neveu veut bien accabler sa femme de prévenances, la combler de bienfaits, mais il est avant tout bon patriote, et, malgré l’amour ridicule qu’il porte à cette fille, il m’est pas encore tombé à ce degré d’abaissement de consentir à devenir le gendre d’un ci-devant. Le jour de son mariage, il a donc eu le bon esprit de faire guillotiner son beau-père.

La tante du citoyen Durand eût pu parler longtemps sans que j’eusse songé à l’interrompre.

L’indignation profonde, l’horreur sans bornes que cet aveu me causa, m’avaient pour ainsi dire anéanti.

J’étais encore sous cette impression, lorsque le médecin arriva. C’était, — un simple coup d’œil me suffit pour en juger, — un de ces ignorants fraters de village dont la prétendue science est plus dangereuse que la maladie elle-même. Toutefois, malgré son ignorance, il reconnut dans mademoiselle de L*** tous les symptômes d’un empoisonnement. Il ordonna, ainsi que je l’avais fait, du café et des sinapismes, et s’en fut en promettant de revenir avant la fin du jour.

Quant à moi, craignant que l’horrible et méchante tante du président du district, qui, je l’avais compris tout de suite, tremblait que la passion de ce dernier pour mademoiselle de L*** n’affaiblit l’influence qu’elle exerçait elle-même sur l’esprit de son neveu, quant à moi, dis-je, craignant qu’elle ne laissât mourir l’infortunée fille du marquis faute de soins, je m’installai sans façon dans la maison, et me mis à préparer les prescriptions du docteur.

Avant tout, j’ordonnai que mademoiselle L*** fût transportée dans son lit.

Je venais de verser le café dans une tasse, et je me disposais à aller trouver mademoiselle de L***, lorsque le citoyen Durand arriva.

Il était sorti depuis le matin, et ignorait totalement le fatal accident survenu à sa victime.

Sa première parole fut non pour la pitié, mais pour la rage.

— Ah ! la misérable ! s’écria-t-il d’une voix rauque et avinée, c’est ainsi qu’elle me remercie d’avoir bien voulu descendre jusqu’à elle et de lui avoir donné mon nom ! Race de vipères que celle de ces aristocrates ! Ils sont tous les mêmes ! Que le diable m’emporte si je me dérange pour cette duchesse ! Elle veut mourir ; eh bien, qu’elle meure ! Ça ne me regarde pas !

Dire l’indignation que me causa un pareil langage me serait chose impossible : un nuage de sang me passa devant les yeux, et j’eus toutes les peines du monde à me retenir de me jeter sur ce monstre et de le fouler sous mes pieds ; l’idée seule que si j’étais arrêté c’en était fait du jeune comte de L*** me retint.

Que me veux-tu, citoyen officier ? murmura alors le président du district en se retournant vers moi et en me regardant d’un air insolent et méfiant tout à la fois.

— Je viens, lui répondis-je, en l’absence du commissaire des guerres, te porter ma feuille de route à viser.

— Est-ce que cela me regarde ! s’écria-t-il ; une fois chez