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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/48

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moi, je cesse d’appartenir à l’État et je redeviens un simple particulier.

Adresse-toi au district même. Les bureaux sont ouverts jusqu’à la nuit ; tu y trouveras encore le secrétaire. Allons, va-t’en !

— Sais-tu bien, citoyen, lui répondis-je, que tu as une façon de t’exprimer qui ne me convient nullement. La grossièreté et le sans-façon que tu déploies, en l’adressant à un défenseur de la patrie, me donnent, je ne te le cacherai pas, fort mal à penser de ton patriotisme.

Après tout, un drôle de ton espèce, qui de gueux est devenu si promptement riche, et qui courtise aujourd’hui les filles des aristocrates, ne doit pas voir d’un bon œil les soldats de la République qui viennent de verser leur sang à la frontière en combattant l’étranger.

Tu rêves une nouvelle aristocratie dont tu espères faire partie, cela se voit… Je dirai deux mots sur ton compte à mon cousin de la Convention… Adieu !

À cette réponse, faible vengeance que je tirais de ce monstre que j’eusse voulu pouvoir poignarder, le citoyen président du district perdit toute son assurance et changea complètement de ton.

— Mais, citoyen, me dit-il d’une voix mielleuse, je l’assure que tu te trompes étrangement sur mon compte. Si je l’ai répondu avec un peu de brutalité, c’est que ma bonne et excellente épouse se trouve à toute extrémité, et que je n’ai plus la tête à moi.

J’aurais bien désiré rester plus longtemps, afin de m’assurer que mademoiselle de L*** ne manquait de rien, mais craignant, d’un autre côté, d’éveiller les soupçons du citoyen Durand, je dus me résoudre à m’éloigner.

Au lieu de me rendre au district, je redescendis dans le bas faubourg de la ville, et pris une chambre à l’auberge du Niveau-Égalitaire, car il était possible que le jeune comte de L*** arrivât le jour même, et je tenais à lui annoncer, avec tous les ménagements possibles et avant de le laisser s’engager dans aucune démarche, les tristes accidents qui avaient eu lieu c’est-à-dire l’exécution de son oncle et l’empoisonnement de sa cousine.

J’étais tristement accoudé à la fenêtre de ma chambre qui donnait sur la grande route, et je réfléchissais avec un abattement profond à ce déplorable degré d’abaissement auquel les gens se prétendant républicains avaient réduit notre pauvre France, lorsque je crus reconnaitre tout à coup, dans la personne d’un paysan qui se dirigeait à grands pas vers l’auberge, le comte de L*** ; je ne me trompais pas.

Laissant mon sac sur une chaise, et oubliant même dans ma précipitation de prendre mon chapeau, je franchis l’escalier en deux bonds et me précipitai en courant à la rencontre du proscrit.

— Ah ! vous voici, m’écriai-je en l’embrassant avec tendresse, quelle imprudence d’arriver ici en plein jour ! Je ne vous attendais pas avant demain soir.

— Le fait est, me répondit-il tout en essuyant avec son mouchoir la sueur qu’une marche forcée faisait perler sur son front, le fait est que quand vous m’avez quitté, avant-hier, j’étais encore bien faible ; mais, que voulez-vous, l’inquiétude et l’incertitude qui me dévoraient étaient telles que j’ai dû me mettre de suite en route sous peine, si je tardais davantage, de me voir terrassé de nouveau par la fièvre et dans l’impossibilité d’agir ! Comme j’arrive presque en même temps que vous, je ne vous demanderai pas si vous avez appris quelques nouvelles concernant ma cousine, car il est peu probable que vous ayez eu déjà le temps nécessaire d’agir.

— Vous vous trompez, mon cher ami, lui répondis-je d’une voix pleine de larmes, j’ai des nouvelles, et même de bien tristes nouvelles à vous donner.

— Parlez, s’écria le jeune homme qui pâlit et rougit coup sur coup.

— Pas ici ! Ce serait attirer l’attention du public et nous perdre ! Suivez-moi à mon auberge.

— Mais, enfin, expliquez-moi de grâce…

— Rien du tout, je vous le répète, suivez-moi à distance, et ne m’adressez pas la parole jusqu’à ce que nous soyons arrivés.

Deux minutes plus tard nous nous trouvions enfermés tous les deux dans ma chambre, Je pris une chaise et, m’asseyant auprès du jeune homme qui s’était laissé tomber avec accablement sur mon lit, et qui, à son tour, n’osait plus m’interroger :

— Mon cher monsieur, lui dis-je avec un attendrissement que je ne pus cacher, vous engagez-vous sur l’honneur à faire tous vos efforts pour supporter en homme de cœur, et sans vous abandonner au découragement, les affreuses nouvelles que je vais vous communiquer ?

— Je vous le jure, me répondit-il avec une fermeté et un sang-froid auxquels je ne m’attendais pas. Parlez sans crainte ! Je suis payé pour savoir que je vis sous une république démocratique ; or, sous un pareil régime, ne doit-on pas s’attendre à tout ! Ma cousine n’est plus, n’est-ce pas ?

— Mademoiselle de L*** vit encore, mais je ne dois pas vous cacher que son état me semble à peu près désespéré.

— Je comprends, Le malheur qui l’accablait l’a emporté un moment en elle sur la religion : elle s’est suicidée.

— Oui, répondis-je d’une voix tellement étouffée que le jeune homme comprit plutôt mon geste qu’il n’entendit ma parole. Mais, hélas ! continuai-je après un léger silence, ce n’est pas tout.

— Ah ! ce n’est pas tout ! répéta le comte de L*** en conservant toujours le même sang-froid, la même impassibilité. Que peut-il donc y avoir de plus ?

— Vous oubliez, cher et malheureux ami, votre oncle le marquis…

— C’est vrai. Eh bien ! il s’est tué aussi ?

— Non, mais il a été assassiné par la main du bourreau !… Sa tête tombait au moment même que sa fille, votre cousine, épousait le citoyen Durand.

— Excellent oncle ! dit tranquillement le comte de L***, le voilà du moins à présent heureux ! Et penser qu’il a été dans sa jeunesse un des plus grands admirateurs du dictionnaire des Encyclopédistes ; il a toujours particulièrement affectionné les ouvrages du citoyen de Genève, Jean-Jacques Rousseau !…

J’avouerai qu’en présence de cette indifférence si extraordinaire que montrait le comte de L***, en apprenant les deux affreux malheurs qui venaient de s’abattre sur sa famille, je sentis un frisson glacial me passer à trayers le corps.

— Mon ami, lui dis-je, que ma présence ne vous gêne en rien dans l’expression de votre douleur ! Pleurez sans crainte ; je mêlerai mes larmes aux vôtres ; nous souffrirons ensemble !

— Je vous remercie beaucoup, mon cher monsieur, me répondit-il froidement, de l’intérêt que vous daignez me montrer. Je vous assure que mon calme n’a rien d’affecté, je ne souffre pas.

Je regarda alors le jeune homme avec une surprise mêlée de frayeur, car je me figurai un moment que sa, raison, ébranlée par un choc trop violent, avait cessé d’agir ; mais rien dans cet examen ne vint confirmer ma crainte.

— Ma foi, je ne vous comprends plus ! m’écriai-je. Votre conduite et votre attitude forment pour moi un mystère qui dépasse ma raison.

— Ma conduite est fort simple et fort logique, cependant ; les liens qui m’attachaient et me retenaient à la vie étant brisés, je ne me considère plus comme appartenant à la terre, et les douleurs humaines passent sans pouvoir y atteindre au-dessus de mon immortalité.