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Page:E. Feydeau - Souvenirs d’une cocodette, 1878.djvu/46

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SOUVENIRS


sait aucun mystère, elle n’avait jamais manqué de soupirants, ni même, à ce que j’appris depuis, de galants.

Quoique je ne fusse, à seize ans, qu’une enfant sans malice et absolument innocente, il m’était facile de voir que la conduite de cette mère, qui avait l’air d’une sainte, n’était pas toujours exemplaire. Néanmoins, jusqu’alors, avec la meilleure volonté du monde, il m’aurait été impossible d’articuler contre elle, du moins en connaissance de cause, un seul fait.

Mon père l’adorait. Ce n’était même pas de l’adoration qu’il avait pour elle, mais du fétichisme. Cet homme intelligent, ce lettré dont l’esprit cultivé me plongeait dans un perpétuel enchantement, était d’une faiblesse pour sa femme, qui tenait du prodige. Quoiqu’elle fît, c’était bien fait.

La plus légère observation n’était pas permise. Elle avait les cheveux d’un blond cendré, les yeux bleus, les manières d’un ange, elle se balançait avec un certain air pudique en marchant ; cela suffisait. Après vingt ans de mariage, mon père était encore à ses pieds. Il lui aurait tout sacrifié : position, avenir, fortune, amis, ses enfants même ! et cela pour l’unique satisfaction de la voir sourire. Si le profond respect que je porte à la mémoire de mon père ne me retenait, je dirais que je ne crois pas qu’on ait jamais vu sur terre pareille dupe.