Aller au contenu

Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/116

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’est pas une raison pour que « fumer et prendre quelque chose » ne soit pas impérieusement exigé, comme moyen de conserver la décence dans la compagnie et dans la discussion. Mordecai fut accueilli par des éclats de voix dont les cadences exprimaient un peu de compassion et, naturellement tous les regards se portèrent sur son compagnon.

— J’ai amené un ami que nos débats intéressent, dit Mordecai. Il a beaucoup étudié et voyagé.

— Monsieur est-il anonyme ? Est-ce le grand inconnu ? demanda d’un ton de bonne humeur le gros homme qui venait de citer Shelley.

— Je m’appelle Daniel Deronda. Je suis inconnu, mais pas le moins du monde grand. Le sourire qui se fit jour sur son visage en prononçant ces paroles fut si bon, qu’un murmure général et indistinct se fit entendre et que le gros homme reprit :

— Vous recommandez votre nom, monsieur, et vous êtes le bienvenu. Approche-toi, Mordecai, viens dans ce coin, à côté de moi, ajouta-t-il dans le but évident de donner la meilleure place à celui qui en avait le plus besoin.

Deronda fut satisfait de s’asseoir à l’opposé, d’où il pouvait voir toute la société, y compris Mordecai, lequel demeurait un objet éminemment remarquable dans ce groupe de types énergiquement caractérisés, et qui, plus que pas un d’eux, même pour le discernement peu exercé de Daniel, en ce genre, semblait de la meilleure descendance juive.

En réalité, le pur sang anglais ne dominait pas dans la société. Miller, le gros homme, libraire exceptionnel de seconde main, qui connaissait le dedans des livres, portait le cachet d’une extraction allemande ; Buchan, le sellier, était écossais ; Pash, l’horloger, était un petit homme noir, vif, triplement juif ; Gidéon, l’opticien, enfant d’Israël en cheveux roux, pouvait passer pour un Anglais aux manières