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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/138

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messianique. Ainsi l’esprit a donné une forme à ce qui est caché, comme l’ombre de ce qui est connu, et a dit la vérité dans une parabole. Quand mon âme, qui erre depuis si longtemps, sera délivrée de ce corps épuisé, elle viendra rejoindre la vôtre et son œuvre sera perfectionné.

La pause que fit Mordecai, après avoir prononcé ces paroles, semblait un appel que Deronda ne voulut pas laisser sans réponse.

— Tout ce qu’en conscience je pourrai faire pour rendre ma vie efficace, dit-il, je le tenterai.

— Je le sais, répondit Mordecai d’un ton de certitude tranquille qui dispense de plus d’affirmation. Je l’ai entendu. Vous voyez tout, vous êtes à mon côté sur le mont de la vision et vous apercevez les voies d’accomplissement que les autres nient.

Il demeura silencieux quelques instants, puis continua comme s’il méditait :

— Vous reprendrez ma vie là où elle a été brisée. Je me sens revenir à ce jour : le soleil dardait ses rayons sur les quais ; c’était à Trieste. Partout s’agitaient des hommes de toutes nations, les navires se mettaient en route ; le bâtiment grec qui devait nous débarquer à Beyrouth allait mettre à la voile dans une heure ; je partais avec un marchand, comme son commis et son compagnon. Je me disais : « Je verrai les terres et les peuples de l’Orient ; je parlerai avec eux ; j’aurai une vision plus complète. » Je respirais alors comme vous, sans fatigue. J’avais le pas léger, et l’endurance de la jeunesse. Je pouvais jeûner, je pouvais dormir sur la dure. J’avais épousé la pauvreté, et j’aimais ma fiancée, car la pauvreté pour moi était la liberté. Mon cœur battait de joie, comme s’il avait été celui de Moïse ben Maimon, avec sa force de sexagénaire, et connaissant le travail qui m’attendait. C’était la première fois que je me dirigeais vers le sud ; mon âme se délectait intérieure-