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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/139

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ment à son premier soleil, et, debout sur le quai, je me sentais comme plongé dans les flots d’une vie glorieuse où ma petite existence paraissait se fondre, lorsqu’un sanglot s’échappa de ma poitrine et je m’écriai que la bénédiction était trop grande. J’attendais mon compagnon, mais je ne le vis que lorsqu’il me dit :

— Ezra, j’ai été à la poste et voici une lettre pour toi.

— Ezra ! s’écria Deronda incapable de se contenir.

— Ezra, répéta Mordecai, enfoncé dans ses souvenirs. J’attendais une lettre de ma mère, car je lui écrivais continuellement. Mon nom ainsi prononcé me fit l’effet d’un coup de baguette magique ; il me rappela ce corps dont je me croyais délivré. J’ouvris la lettre et mon nom reparut comme un cri qui m’aurait troublé même au sein du ciel et qui me força de courir là où était la douleur. « Ezra, mon fils ! »

Mordecai s’arrêta de nouveau ; son imagination demeurait fixée sur l’étreinte de ce moment passé depuis longtemps. Deronda pouvait à peine respirer. Son attention était suspendue aux paroles qui allaient sortir. Une étrange possibilité venait de s’offrir soudainement à lui. Mordecai tenait les yeux fermés comme abstrait dans une contemplation. Il reprit bientôt :

— C’était une mère dont on aurait pu dire : « Ses enfants se lèvent et l’appellent bénie. » Elle m’avait fait comprendre la signification des paroles de ce maître, qui, apercevant les traces des pas de sa mère, dit : « La majesté de l’Éternel s’approche ! » Cette lettre était un cri d’angoisse et de désolation, le cri d’une mère à laquelle on a volé le dernier fruit de ses entrailles. J’étais l’aîné. La mort lui avait ravi quatre enfants l’un après l’autre. Puis vint ma petite sœur, qui fut la joie de sa mère, et la lettre était un appel déchirant pour moi. « Ezra, mon fils, il me l’a volée ! Il l’a emportée et a laissé la misère derrière lui ! Ils ne