Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/204

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sable ! Je sens que je puis devenir méchante et haïr le monde. J’ai essayé de me faire à l’idée de m’éloigner de chacun, mais je ne puis. Trop de choses m’en empêchent ! Vous croyez peut-être que je ne réfléchis pas ? Détrompez-vous, je réfléchis et beaucoup. Je crains tout ! Je crains de devenir coupable. Dites-moi ce que je puis faire !

Elle avait tout oublié, excepté l’image de misère impuissante qu’elle essayait de présenter à Deronda en termes brisés et figurés, voulant lui communiquer, mais non lui exprimer son besoin. Ses yeux étaient secs, et leurs pupilles dilatées leur donnaient un air poignant ; on devinait des sanglots réprimés dans sa voix qui se voilait de plus en plus jusqu’à ne devenir qu’un murmure. Elle se blessait en pressant contre sa poitrine les bijoux qui reluisaient à ses doigts et à ses poignets.

Deronda avoua plus tard que l’impression ressentie par lui alors fut horrible. Par quel moyen pourrait-il arrêter les progrès des souffrances qui accablaient cette jeune femme ? Comment, avec une sentence, les changer ou les faire disparaître ? Il craignait même sa propre voix. La première pensée qui se présenta à son esprit fut celle-ci : « Avouez tout à votre mari, ne lui cachez rien. » Mais avant qu’il eût pu la formuler en paroles, la porte s’ouvrit et Grandcourt entra.

Il était revenu pour éclaircir un soupçon. Il vit la figure anxieuse de sa femme, voilée comme une religieuse, et Deronda, debout à quelques pas d’elle la regardant d’un air de douleur. Sans paraître aucunement surpris, il fit de la tête un signe de bonjour à Daniel, jeta un autre coup d’œil sur Gwendolen, et alla s’asseoir dans un fauteuil, en croisant les jambes et tira son mouchoir avec lequel il s’éventa.

En le voyant entrer, Gwendolen avait tressailli, mais elle ne changea pas d’attitude et ne quitta pas sa place.