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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/29

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pas désappointé par le souvenir, et les exagérations vont toujours du bon côté.

Gwendolen était sûre qu’il parlait ainsi par délicatesse pour elle et pour Grandcourt, parce qu’il savait qu’ils devaient l’entendre et que, probablement, il la considérait comme une égoïste qui désirait entrer en possession le plus tôt possible des biens du baronnet. Mais, quoi qu’il pût dire, il devait, selon elle, y avoir en lui un dépit secret de ce que les circonstances de sa naissance lui ôtaient toute possibilité d’hériter de son père, et, s’il supposait qu’elle était heureuse de voir passer cet héritage à son mari, que pouvait-il éprouver pour elle sinon une pitié méprisante ? En effet, elle croyait s’apercevoir qu’il l’évitait, qu’il préférait causer aux autres, ce qui — par parenthèse — n’était pas aimable de sa part.

Ces idées, ajoutées à un mélange d’orgueil et de timidité, l’empêchèrent de lui adresser de nouveau la parole, et, quand on fut monté dans la galerie de portraits qui surmontait le cloître, elle eut l’air d’y prendre beaucoup d’intérêt et fit ses remarques sans un appel direct à Deronda. Mais les efforts qu’elle était obligée de s’imposer pour paraître gaie, la fatiguèrent, et, comme Grandcourt était retourné dans la salle de billard, elle se retira dans l’élégant boudoir qui avait été préparé pour elle, et s’y enferma pour rêver tout à son aise… à ses misères.

Oui, à ses misères ! Cette jeune et belle créature, avec ses vingt-deux ans et son ambition satisfaite, n’était plus tentée de baiser son image heureuse réfléchie par son miroir ; elle s’y regardait et s’étonnait qu’elle pût être si malheureuse. Déjà, dans le court espace de sept semaines, qui lui semblaient la moitié de sa vie, son mari avait pris sur elle un empire auquel il ne lui était pas plus possible de résister qu’à l’effet engourdissant du choc d’une torpille. Grandcourt avait une finesse surprenante pour deviner l’état de l’âme de sa