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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/320

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face à son père avec fermeté, au lieu de se soumettre simplement. Déjà elle avait atteint l’entrée du petit square voisin de chez elle, et allait se retourner, lorsqu’elle sentit qu’on lui prenait le bras, pendant qu’une voix plaintive disait : « Mirah ! »

Elle s’arrêta aussitôt sans tressaillir ; c’était bien la voix qu’elle attendait et les yeux qu’elle connaissait. Seulement, le visage, autrefois si beau et d’un teint si florissant, était devenu blême, et, quoique à peine âgé de cinquante-sept ans, il se creusait de rides profondes. Ses vêtements se composaient de véritables guenilles. La présence de ce père dégradé affecta plus que jamais Mirah d’une angoisse mêlée de honte et de douleur, de répulsion et de pitié.

— C’est vous, mon père ? fit-elle d’une voix tremblante et attristée.

— Pourquoi m’as-tu fui, mon enfant ? dit-il d’un ton de tendre remontrance. De quoi as-tu eu peur ? Tu sais bien que je n’ai jamais rien fait contre ta volonté. C’était pour ton bien que j’avais rompu ton engagement au Forstadt, parce que je voyais qu’il ne te convenait pas, et tu m’en as récompensé en me laissant seul avec l’infortune qui en a été la conséquence. J’en avais signé pour toi un meilleur au théâtre de Dresde ; je ne te l’ai pas dit parce que je voulais te surprendre, et tu m’as planté là ; tu m’as obligé de me cacher parce que j’avais laissé le contrat inexécuté. C’est dur pour moi, après avoir tout sacrifié pour que tu pusses recevoir une éducation qui devait faire ta fortune. Qui plus que moi s’est dévoué à sa fille ? Et c’est quand j’étais le plus malheureux que tu m’as abandonné ! À qui te devais-tu, sinon à moi ? Pour procurer le bonheur à ma fille, je me serais laissé mourir dans un fossé !

Lapidoth s’arrêta, non qu’il manquât d’inventions et de loquacité, mais parce qu’il avait atteint, selon lui, le point