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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/329

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fester son sentiment au lieu de le réprimer, de demeurer sans embarras en présence de Mirah et d’interpréter ses paroles et ses regards sous un nouveau jour.

Quoi d’étonnant à ce que, arrivé à Londres, il ne vît pas autre chose à faire que d’aller tout droit, de la station du chemin de fer à la maison du square de Brompton ? Tous les arguments qu’il pouvait invoquer lui disaient de ne point perdre de temps. Il avait promis de se rendre le lendemain à l’abbaye pour voir lady Mallinger, et déjà le soleil se couchait. Il tenait à déposer son précieux coffre chez Mordecai qui en examinerait le contenu en son absence, et, de plus, cette visite empressée réjouirait le cœur de Mordecai. Elle enchantait aussi le sien. Il entra dans la maison en faisant le moins de bruit possible.

C’était le soir même de cet après-midi où Mirah avait été accostée par son père. Mordecai, pénétré de son chagrin et aussi des tristes souvenirs évoqués par cet incident, n’avait pas repris l’examen de ses papiers ; quelques feuilles étaient tombées sur le plancher dans les premiers moments d’émotion et ni lui ni elle n’avaient pensé à les ramasser. Ils étaient demeurés silencieusement assis à côté l’un de l’autre. Mirah, incapable de penser au dîner dont son estomac avait besoin, n’avait pas bougé depuis l’instant où elle avait ôté son manteau et s’était placée à côté de son frère, sa main dans la sienne. Mordecai avait laissé tomber sa tête en arrière, les yeux fermés, respirant avec effort et paraissant, — ainsi pensait Mirah, — tel qu’il serait quand son âme n’habiterait plus sa demeure charnelle. La pensée que la mort de son frère pouvait être prochaine la tourmentait quand elle le voyait ainsi la figure inanimée ; et, maintenant, à son chagrin, venait s’ajouter le regret de n’avoir pu arrêter le violent épanchement qui le brisait. Elle était là, le surveillant, les joues pâlies, les yeux pleins de larmes, les cheveux en désordre