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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/95

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— Vous ne saviez pas que j’avais été à Chelsea ? demanda-t-il au bout d’un moment.

— Non, mais je comptais vous voir descendre la rivière. Il y a cinq ans que je vous attends.

Les yeux enfoncés de Mordecai se fixaient sur ceux de l’ami enfin arrivé, et exprimaient une confiance pleine d’affection, à la fois pathétique et solennelle. Deronda n’y répondait pas, parce qu’il croyait que cette relation si étrangement avouée était fondée sur une illusion.

— Ce sera pour moi, répondit-il d’un ton sérieux, une grande satisfaction de pouvoir vous être utile. Voulez-vous monter dans un cab ? Je vous conduirai où vous désirez aller. Votre courte respiration doit vous empêcher de beaucoup marcher.

— Allons à la librairie ; voici bientôt mon heure de m’y rendre. Mais avant, regardons un peu la rivière, dit Mordecai en se retournant et en parlant à voix basse, quoique fortement surexcité. Voyez le ciel comme il s’estompe lentement ! J’ai toujours aimé ce pont, j’y restais des heures entières quand j’étais enfant. Les messagers célestes s’y donnent rendez-vous. Ce que les maîtres ont dit est vrai : chaque ordre de choses a son ange. C’est ici que j’ai reçu les messages du ciel et de la terre. Quand j’étais robuste, j’attendais ici la venue des étoiles dans la profondeur des cieux ; le coucher du soleil a toujours été mon moment préféré. Moi aussi, mon coucher est proche ; il s’avance lentement ; c’est mon déclin ; mais il m’a apporté une vie nouvelle, un nouveau moi-même, qui vivra quand mon souffle se sera éteint.

Deronda ne répondit pas ; il se sentait extrêmement ému. Son premier soupçon que Mordecai pouvait être sujet à des hallucinations, — qu’il était devenu monomane pour s’être trop appesanti sur un sujet qui avait porté un rude coup à son organisme malade, — s’était changé en attente