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LES ROUGON-MACQUART

Elle devint toute pâle, et le cri de son cœur fut aussitôt.

— Mon Dieu ! est-ce que mon mari a vu ça !

Il se hâta de la rassurer, il lui conta quelle peine il avait eue pour escamoter la facture, sous le nez d’Auguste. Puis, d’un air de gêne, il dut ajouter à demi-voix :

— J’ai payé.

Alors, elle fit mine de fouiller ses poches, ne trouva rien, dit simplement :

— Je vous rembourserai… Ah ! que de remerciements, monsieur Octave ! Je serais morte, si Auguste avait vu ça.

Et, cette fois, elle lui prit les deux mains, elle les tint un instant serrées entre les siennes. Mais jamais il ne fut plus question des soixante-deux francs.

C’était, en elle, un appétit grandissant de liberté et de plaisir, tout ce qu’elle se promettait dans le mariage étant jeune fille, tout ce que sa mère lui avait appris à exiger de l’homme. Elle apportait comme un arriéré de faim amassée, elle se vengeait de sa jeunesse nécessiteuse chez ses parents, des basses viandes mangées sans beurre pour acheter des bottines, des toilettes pénibles retapées vingt fois, du mensonge de leur fortune soutenu au prix d’une misère et d’une saleté noires. Mais surtout elle se rattrapait des trois hivers où elle avait couru la boue de Paris en souliers de bal, à la conquête d’un mari : soirées mortelles d’ennui, pendant lesquelles, le ventre vide, elle se gorgeait de sirop ; corvées de sourires et de grâces pudiques, auprès des jeunes gens imbéciles ; exaspérations secrètes d’avoir l’air de tout ignorer, lorsqu’elle savait tout ; puis, les retours sous la pluie, sans fiacre ; puis, le frisson de son lit glacé et les gifles maternelles qui lui gardaient les joues chaudes. À vingt-deux ans encore, elle désespérait, tombée à une humilité de