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POT-BOUILLE

— C’est drôle… Sais pas, parole d’honneur ! sais pas…

Alors, Hortense et Berthe le lâchèrent, en échangeant un coup d’œil. Il n’avait sans doute pas assez bu. Et elles se mirent de nouveau à remplir son verre, avec des rires de filles qui veulent dévaliser un homme. Leurs bras nus, d’une rondeur adorable de jeunesse, passaient à toute minute sous le grand nez flamboyant de l’oncle.

Cependant, Trublot, en garçon silencieux qui prenait ses plaisirs tout seul, suivait du regard Adèle, tandis qu’elle tournait lourdement derrière les convives. Il était très myope et la voyait jolie, avec ses traits accentués de Bretonne et ses cheveux de chanvre sale. Justement, quand elle servit le rôti, un morceau de veau à la casserole, elle se coucha à demi sur son épaule, pour atteindre le milieu de la table ; et lui, feignant de ramasser sa serviette, la pinça vigoureusement au mollet. La bonne, sans comprendre, le regarda, comme s’il lui avait demandé du pain.

— Qu’y a-t-il ? dit madame Josserand. Elle vous a heurté, monsieur ?… Oh ! cette fille ! elle est d’une maladresse ! Mais, que voulez-vous ? c’est tout neuf, il faut que ce soit formé.

— Sans doute, il n’y a pas de mal, répondit Trublot, qui caressait sa forte barbe noire avec la sérénité d’un jeune dieu indien.

La conversation s’animait, dans la salle à manger, d’abord glacée, et que peu à peu chauffait l’odeur des viandes. Madame Juzeur confiait une fois de plus à M. Josserand les tristesses de ses trente ans solitaires. Elle levait les yeux vers le ciel, elle se contentait de cette discrète allusion au drame de sa vie : son mari l’avait quittée après dix jours de mariage, et personne ne savait pourquoi, elle n’en disait pas davantage.