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Page:Estève - Leconte de Lisle, Boivin.djvu/148

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LECONTE DE LISLE

impossible que nous puissions vivre en bonne intelligence. Nous sommes plutôt faits pour nous entendre de l’âme que de vive voix. » Quant au reste de l’humanité, il jugea bien vite qu’il n’avait aucune sympathie, aucun réconfort à en attendre. Dans les jours où pesait plus péniblement sur lui


Le poids cruel et lourd de notre isolement,


il se disait qu’il ne manquait peut-être à ses semblables que d’avoir connu sa souffrance pour chercher à le soulager


Mon Dieu ! s’ils savaient bien le malheur d’être seul[1] !


Mais l’illusion ne durait pas longtemps. Il s’était trop nourri de la prose amère d’Alfred de Vigny, il avait trop médité sur le cas de Chatterton, et sur celui, beaucoup plus proche, d’Hégésippe Moreau, pour avoir, lui poète, quelque confiance dans un siècle « qui ne reconnaît que l’or pour dieu », dans « une société abrutie et sourde » qui laisse les poètes mourir de faim. Les hommes n’estiment que ceux qui leur sont utiles, et les poètes leur sont inutiles : ils le prétendent, du moins.


Ah ! puisque nul ne veut comprendre ici nos cris,
Puisque devant nos pas on sème le mépris,
Puisque chaque homme enfin à notre âme altérée
De la pitié refuse une goutte sacrée,
Mon Dieu, rappelle à toi tes trop faibles enfants,
Donne-nous le repos, le dernier, il est temps[2] !


C’est le mot du Quaker devant les cadavres de Chatterton et de Kitty Bell : « Oh ! dans ton sein dans ton sein, Seigneur, reçois ces deux martyrs ! »

Tels étaient les sentiments qu’il rapporta, en 1843, dans son île natale. Il s’y trouva comme étranger au milieu des siens. Sa misanthropie s’exalta encore dans la solitude totale où, à Saint-Denis, il se trouva plongé. Elle se serait adoucie peut-être, une fois

  1. Premières Poésies : Tristesse.
  2. Ibidem.