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Page:Estève - Leconte de Lisle, Boivin.djvu/232

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LECONTE DE LISLE

songer à ceci qu’elle leur est inutile et qu’ils lui sont nécessaires… » Ce billet valait une investiture. Leconte de Lisle se trouvait désigné par Hugo lui-même comme son successeur éventuel. C’est en effet comme tel, et d’un accord unanime, qu’il fut élu le 11 février 1886.

Quand Coppée accourut à la Bibliothèque du Sénat pour lui annoncer son triomphe « Pourvu, s’écria Leconte de Lisle, que celui qui me recevra ne cite pas Midi, roi des étés[1] ! » Ce fut justement le premier de ses poèmes — et à peu près le seul — que cita in extenso, en lui répondant, Alexandre Dumas fils. L’auteur des Poèmes Antiques put croire que Némésis elle-même lui avait, pour le dialogue académique, choisi cet interlocuteur. Écrivain grave dans un genre réputé frivole, moraliste de théâtre et philosophe de l’actualité, visant à la profondeur et s’arrêtant souvent au paradoxe, aimant les idées moins pour elles-mêmes que pour le bruit qu’elles sont susceptibles de faire dans le monde, incapable de concevoir une autre société que la société de son temps et de s’imposer le moindre effort pour pénétrer dans une pensée différente de la sienne, esprit brillant ébloui de son propre éclat, avec cela prosateur-né, bien qu’en sa jeunesse il eût écrit des vers comme beaucoup d’autres, défenseur et prôneur de l’art utilitaire que dans une préface retentissante il avait opposé à l’art pour l’art, Alexandre Dumas n’avait rien de ce qu’il fallait pour sympathiser avec un poète tel que Leconte de Lisle. Avait-il lu, avant l’élection, les œuvres du récipiendaire ? Il est à peu près certain que non. Se donna-t-il, avant d’en parler, la peine de les regarder attentivement ? Il est permis d’en douter. En tout cas, il en parla à peu près comme s’il ne les connaissait pas. Il accusa formellement Leconte de Lisle de vouloir substituer « l’idolâtrie du Beau », abjurée par l’humanité depuis la prédication de l’Évangile, à « la religion du Bien », qui, depuis la Divine Comédie jusqu’au Faust de Gœthe, avait, selon lui, inspiré « la poésie spiritualiste », dont Lamartine, Hugo et Musset étaient chez nous les représentants

  1. Welschinger, art. cité.