Page:Estève - Leconte de Lisle, Boivin.djvu/233

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

233
LES DERNIÈRES ANNÉES


C’est cela, lui dit-il, que vous venez combattre ; c’est cela que vous voulez renverser. Tentative comme une autre. Tout est permis quand la sincérité fait le fond, d’autant plus que ce que vous avez conseillé aux poètes nouveaux de faire, vous l’avez commencé vous-même, résolument, patiemment. Vous avez immolé en vous l’émotion personnelle, vaincu la passion, anéanti la sensation, étouffé le sentiment. Vous avez voulu dans votre œuvra que tout ce qui est de l’humain vous restât étranger. Impassible, brillant et inaltérable comme l’antique miroir d’argent poli, vous avez vu passer et vous avez reflété tels quels les mondes, les forêts, les âges, les choses extérieures… Vous ne voulez pas que le poète nous entretienne des choses de l’âme, trop intimes et trop vulgaires. Plus d’émotion, plus d’idéal, plus de foi, plus de battements de cœur, plus de larmes…!


Il lui reprocha sa philosophie, qui n’offrait d’autre enseignement aux générations nouvelles que « le vide de l’être, l’apologie de la mort ».


Heureusement, faut-il vous dire toute ma pensée ? Je ne crois pas au véritable désir de mourir chez ceux qui l’ayant exprimé, surtout dans d’aussi beaux vers…, continuent à vivre. Toute cette désespérance me semble purement littéraire. La mort a du bon, mais l’homme lui préférera toujours la vie, pour commencer… Et la preuve, c’est que nous vous voyons là, vivant, bien vivant, grâce à Dieu, et même immortel…


Enfin il exprima le regret que Leconte de Lisle n’eût pas jugé à propos, dans son discours, d’exposer avec quelques détails les procédés de l’école nouvelle dont, après Victor Hugo, il était le chef, de donner son opinion « sur ces questions de césures, de rejets, d’enjambements, de rimes riches ou pauvres, avec ou sans consonne d’appui, enfin sur toutes ces questions de technique et de prosodie qui faisaient tant de bruit sur le nouveau Parnasse ». Il se garda bien lui-même de les discuter, mais il les trancha avec assurance, en se déclarant partisan résolu de la forme classique.


J’aime les vers qui s’en vont deux à deux comme les bœufs ou les amoureux, et je m’imagine que les vers appelés à se fixer dans la mémoire des hommes sont ceux qui sont construits de cette sorte, et qui enferment une belle idée ou une belle image dans un vers dont Boileau eût approuvé la structure.


En écoutant, derrière son monocle, tomber des lèvres de son illustre confrère ces magistrales bévues, ces réflexions prudhommesques, ces plaisanteries faciles et qui semblaient ramassées dans les petits journaux, Leconte de Lisle eut quelque mérite à ne pas