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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/13

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LES HABITS NOIRS

Lily fit comme le cocher, elle se mit à rire et ajouta :

— La tireuse de cartes m’avait dit que je m’en irais, je m’en vas. D’abord Payoux me faisait trop peur.

Justin monta à son tour, après avoir donné son adresse au cocher.

Quand il fut assis auprès de la fillette, il éprouva un inexprimable embarras. Loin de calmer cet embarras, la surprenante tranquillité de Lily l’augmentait.

— On est bien ici, dit-elle, dès que les chevaux s’ébranlèrent. C’est la première fois que je vais en voiture.

Et comme si elle eût voulu mettre le comble à la détresse de Justin, elle ajouta :

— Les conducteurs d’omnibus ne me laissent pas monter.


III

Un éclat de rire


Le plus large de tous les abîmes creusés par l’orgueil ou l’intérêt entre deux créatures humaines est certainement celui qui sépare le Blanc du Noir, aux colonies.

La libre Amérique, tout en émancipant les Noirs, a rendu plus profond le fossé qui les excommunie. En aucun pays du monde le « bois d’ébène » n’est aussi franchement maltraité que dans les États abolitionnistes de l’Union.

Eh bien ! l’Europe, habituée pourtant aux insolences hyperaristocratiques de ces démocrates, poussa un jour un long cri d’indignation en lisant l’histoire de cette pauvre négresse, jetée hors d’un omnibus à New York, par la brutalité d’une demi-douzaine de philanthropes.

Car ils s’expliquèrent, ces coquins de Yankees ! Ils ont toujours le courage de leurs opinions. En lançant sur le macadam la misérable femme qui était enceinte et qui, en tombant, se blessa cruellement, ils établirent cette distinction américaine : « Nous voulons que les Noirs soient libres, mais nous ne voulons pas qu’ils souillent l’air d’une voiture publique où sont des Blancs ! »

C’est un joli peuple et pourri de logique.

Chez nous, l’omnibus, fidèle aux promesses de son nom, admet tout le monde, même les dames qui ont des chiens ; son hospitalité ne s’arrête qu’aux limites tracées par la police, et certes les conducteurs sont plutôt enclins à frauder le règlement qui défend les incongruités, car il y a eu des cas d’asphyxie.

On laisse monter les poissonnières.

Cette phrase, prononcée par Lily sans la moindre vergogne : « Les conducteurs d’omnibus ne me laissent pas monter », était un aveu si terrible, une abdication si effrayante que Justin eut des frissons sous la peau.

Il regarda cette créature dont le vêtement, plus obscène que la nudité