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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/14

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L’AVALEUR DE SABRES

même, rentrait dans la catégorie des choses « qui incommodent les voyageurs ». Il eut envie de sauter par la portière.

Elle souriait ; son sourire montrait un trésor de perles.

Et à travers les trous de ses haillons, son exquise beauté épandait ces parfums de pudeur fière qu’exhalent les chefs-d’œuvre de l’art et les chefs-d’œuvre de Dieu. C’était étrange, offensant, presque divin.

— Je sais lire, dit-elle tout à coup en un mouvement d’enfantine vanité, et comme si elle eût deviné vaguement qu’il lui fallait plaider sa cause, je sais chanter et coudre aussi… Est-ce que vous trouvez que je parle mal ?

— Vous parlez bien… très bien, murmura Justin au hasard.

— Ah ! fit-elle, il y a chez nous bien des gens qui sont venus de loin — et de haut. Celle qui m’a appris à lire disait quelquefois en voyant passer de belles dames dans des calèches : « Voici Berthe ! ou voici Marie ! » c’étaient des élèves à elle, du temps où elle tenait un grand pensionnat de demoiselles au faubourg Saint-Germain. Elle est morte de faim à force de tout boire. Alors, j’ai donné chaque jour un sou à l’abbé, un vieil homme à demi fou, mais bien savant, et qui se frappe la poitrine en pleurant, quand il est ivre… La tireuse de cartes m’a dit d’avoir seulement une chemise, une robe, un jupon, des bottines et des gants pour aller chez un directeur de théâtre qui me donnera des rôles à apprendre et autant d’argent que j’en voudrai.

— Vous parlez bien, répéta Justin qui songeait.

— Qu’est-ce que vous ferez de moi ? demanda Lily brusquement.

Au lieu de répondre, Justin demanda à son tour :

— C’est donc à cause de la tireuse de cartes que vous m’avez suivi ?

— Mais oui, répliqua-t-elle, et je vous aimerai bien si vous faites ma fortune, allez !

Justin éprouva une sorte de soulagement à entendre ces mots. Nous ne dirons pas qu’il était amoureux : ce serait trop et trop peu. Il agissait sous l’empire d’une sorte de folie lucide et qui avait conscience d’elle-même. Il fut content parce qu’il vit jour à secouer cette obsession.

— Vous avez envie d’être riche, dit-il.

— Pas pour moi, reprit la fillette vivement, pour ma petite.

— Vous êtes mère… déjà ! s’écria l’étudiant étonné.

Elle éclata de rire.

— Non, non, fit-elle, je n’ai pas encore ma petite… mais je me marierai pour l’avoir et pour l’adorer.

Ce dernier mot fut prononcé avec une passion étrange et le regard de Justin se baissa devant les rayons qui s’allumèrent dans les grands yeux noirs de Lily.

Elle était miraculeusement belle.

Il y eut un silence ; quand Justin reprit la parole, sa voix tremblait :

— Lily, dit-il, je ne veux ni ne puis rien faire de vous, je vous donnerai ce qu’il vous faut pour aller, comme vous le souhaitez, chez un directeur de théâtre.

Elle l’interrompit en frappant ses mains l’une contre l’autre.

— Tout de suite ? interrompit-elle.

Justin prit dans sa poche son porte-monnaie qui contenait trois billets de cent francs. Il avait justement reçu sa pension la veille.