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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/256

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L’AVALEUR DE SABRES

il faut que vous sachiez tout, car il m’a passé des idées, quoi ! des idées qui figent le sang. Cette grande maison fermée qu’elle habite est auprès de l’hôtel où ce duc, du temps de Louis-Philippe, tua sa duchesse à coups de hache, une nuit, sans que les quinze ou vingt domestiques entendissent les cris de la bête féroce ou les plaintes de la victime. J’ai peur. Le duc avait une autre femme, une belle. Monsieur Picard me dit dans le temps que cette autre femme-là mourrait bien vite, et ça n’a pas tardé, puisque le duc a épousé la Gloriette. Mais vous ne savez pas ce que c’est que monsieur Picard, papa, et moi j’ai de la peine à commencer par le commencement. Voyons ! s’interrompit-il en heurtant son front d’un coup de poing, je veux pourtant tâcher d’être clair !

— Oui, tâche, murmura Justin qui essuya la sueur de ses tempes ; ma tête est bien faible et j’essaye en vain de te suivre.

— Il y a donc, reprit Médor, que pendant quinze jours je couchai dans le bûcher de la Gloriette, vous savez ça. Je passais mon temps à courir du commissariat de police à la préfecture. On ne connaissait que moi là-dedans, et j’étais à charge à tout ce monde qui se sentait en défaut et qui ne trouvait rien. Je me disais en moi-même : il faut qu’il y ait quelque chose pour qu’on ne rencontre pas seulement une pauvre trace.

« On avait le signalement exact de la voleuse, et ce signalement était fièrement reconnaissable ; les agents qui avait commencé la battue étaient arrivés tout de suite sur le lieu du crime et avaient pu recueillir tous les témoignages. Tout à coup, voilà ce qui arriva, et ça me fit rudement penser : les deux agents s’appelaient monsieur Rioux et monsieur Picard ; l’un d’eux disparut et lâcha le métier, comme s’il avait fait une succession capable de le mettre dans l’aisance. C’était monsieur Picard. Quand il fut parti, la chose ne battit plus que d’une aile, et monsieur Rioux disait à qui voulait l’entendre : c’était Picard qui tenait le fil de tout.

« M. Rioux disait aussi : ce duc a eu tort de lui donner tant d’argent ; il ne faut pas bourrer les chiens de chasse, si on veut qu’ils détalent.

« Voilà donc qui est sûr et certain : l’affaire tomba dans l’eau tout à fait, et quand on en parlait les gens de la préfecture haussaient les épaules. Écoutez bien.

« Un matin, dans une rue de Versailles où j’avalais pour la fête du pays, je me trouvai nez à nez avec monsieur Picard, habillé en bon bourgeois et la trogne rouge comme quelqu’un qui a rudement déjeuné.

« Il y avait déjà du temps que tout était fini, et l’histoire était vieille pour tout le monde, mais pas pour moi.

« J’abordai monsieur Picard comme ça, tout doucement, et je lui dis :

« — Salut, monsieur Picard ; vous avez bien meilleure mine qu’à l’époque.

« — Vous me connaissez donc, l’ami ? qu’il me fit.

« Je lui remémorai les circonstances où j’avais eu l’honneur de le fréquenter dans l’occasion du malheur de la Gloriette.

« — Ah ! qu’il s’écria, bon, bon ! ça date du déluge… et vous étiez un peu tannant, mon brave, voulant toujours que les aiguilles aillent plus vite que l’heure. Et qu’est-ce qu’elle est devenue, cette jolie petite femme-là ?

« Tout en lui racontant ce que je savais, je lui fis la politesse de lui offrir quelque chose.